Les remorqueurs sur la Meuse d’André

J’ai du sang belge ! (première partie)

Mes archives devaient forcément me conduire à explorer la face maternelle et belge de mes origines. Avec mes cousins, lorsque nous étions enfants, nous réalisions des calculs rudimentaires pour évaluer la proportion de sang belge qui circulait dans nos veines, ce qui n’est pas si simple car les pistes sont tortueuses.

Notre grand-père Ladislas De Bruyn, au patronyme parfaitement flamand, né à Godinne-sur-Meuse[1] en Belgique, était cependant de nationalité française.

Notre arrière-grand-père belge, Hilaire Samain, dont le nom nous semblait d’origine wallonne, était flamand bien que francophone.

Notre grand-mère Marthe Samain, belge, née à Fleurus, de père flamand et de mère wallonne, a acquis la nationalité française par son mariage avec Ladislas De Bruyn …

Nous revendiquer d’une ascendance en partie étrangère, imaginer et côtoyer un univers familial en partie peuplé de cousins belges, d’un grand-oncle évêque dans le diocèse de Tournai, d’une grand-tante ayant rapporté du Congo belge un bébé crocodile empaillé, tout cela nous apparaissait terriblement exotique !

L’itinéraire choisi de trois de mes ancêtres me permet d’explorer les relations qui font de la France et de la Belgique des États si proches et cependant bien distincts.

En quoi les quelques éléments qui me sont connus de la vie de mon arrière-grand-père André De Bruyn et des siens me permettent-ils de m’interroger sur la question de l’existence et de la permanence de l’État belge ?

1. Une famille transfrontalière

Pour point de départ, une cloche ; celle qui, pendue à une potence dans la cour du « Moulin de l’étang », la maison de mes grands-parents à Cambronne-lès-Ribécourt, servait à battre le rappel à l’heure des repas. Cette cloche porte le nom du bateau dont elle était un élément : Actif II. Avec Actif I, III, IV et V et la Jeanne d’Arc, Actif II faisait partie de la flotte de remorqueurs de mon arrière-grand-père André De Bruyn.

Godinne-sur-Meuse : le château de Chauveau et, à gauche, la villa de la Corniche

Né en France en 1879 à Annœullin, près de Lille, il épouse en 1902 Isabelle du Ry originaire de Godinne-sur-Meuse, en Belgique. Le jeune couple s’installe quelques temps en bord de Meuse, au « château de Chauveau », domicile de la jeune mariée : on dit que sa mère, Marguerite, ne voulait pas voir sa fille s’éloigner d’elle. Marguerite, née au château de Frasnoy[2] près du Quesnoy, est française ; elle est issue de la famille Motte, la grande famille d’industriels du Nord. Elle est la veuve de Charles du Ry, juge d’instruction namurois et propriétaire immobilier « à l’aise ». La légende familiale veut que Charles soit tombé fou amoureux de Marguerite rencontrée à la faveur d’un voyage en train ; elle dit aussi que Charles pouvait encercler la taille de guêpe de sa jeune femme de ses deux mains et que, devenue vieille, il fallait deux chaises à Marguerite pour s’asseoir ! André et Isabelle font construire à proximité du château de Chauveau la « villa de la Corniche », les naissances se succédant à un rythme soutenu, ils ont bien fait de prévoir grand. Sur l’acte de naissance de mon grand-père Ladislas, le cinquième de la fratrie, né le 24 août 1908, figure l’indication de la profession de ses parents. Pour sa mère, « aucune », ce qui n’étonne guère s’agissant d’une mère de famille bourgeoise nombreuse ; pour son père, « rentier ». Quelle signification recouvre ce terme lorsqu’il est question d’un jeune homme de 28 ans ? Probablement, la possibilité qui a été la sienne d’investir son argent (héritage et dot de sa femme) dans une flotte de remorqueurs à vapeur tirant des chalands sur la Meuse. Et probablement aussi sa capacité à acheter des voitures de course de marque Panhard et Sava, à une époque où la locomotion automobile n’est encore qu’une bizarrerie réservée aux loisirs d’une petite élite[3]. Son intérêt pour les moteurs et la mécanique ont certainement motivé ce choix d’activité.

Les archives de cette société de transport ne me sont pas parvenues et je n’ai pas trouvé d’études traitant en détail de la question du trafic fluvial au tournant des XIXe et XXe siècles. Il semble que les péniches assuraient des liaisons entre le port d’Anvers (en passant  par le canal Charleroi-Bruxelles et le canal maritime de Bruxelles à l’Escaut ?) et Paris (via le canal des Ardennes, l’Aisne et l’Oise et leurs canaux latéraux ?) ; pas d’indications sur la nature des marchandises transportées (probablement pour partie du charbon et du minerai de fer – la Meuse, et son affluent la Sambre, traversant les régions minières et industrielles du sud de la Belgique et du Nord et de l’Est de la France – ainsi que des marchandises débarquées dans le port d’Anvers)[4].

2. Indépendance et neutralité de la Belgique

Lorsqu’André De Bruyn s’installe en Belgique, le jeune royaume n’a pas un siècle d’existence. L’observation des principales voies d’eau permet de se poser la question du pourquoi de la création en 1830 d’un État belge indépendant. Les fleuves belges – Escaut, Meuse, Rhin – sont tout autant hollandais, français et allemand. Leur orientation Sud/Nord, avant l’inflexion Est/Ouest jusqu’à la mer du Nord, en font des axes de communication et de pénétration. C’est un territoire qui semble destiné à être traversé ou occupé par les voisins jusqu’à atteindre une frontière naturelle, ce que n’est pas la frontière franco-belge – dont le tracé a beaucoup changé – mais ce que pourrait être le Rhin[5].

Sous les règnes de Louis XIV et de Louis XV, les Pays-Bas dits espagnols puis autrichiens ont fait l’objet des convoitises françaises ; ce sont cependant les victoires de l’armée révolutionnaire qui permettent leur complet rattachement à la République Française en 1795 et leur découpage en départements. Est alors inaugurée une période d’unité tant sur le plan politique que sur le plan économique. Au cours de la séquence Consulat – Premier Empire, les efforts sont portés sur le développement du réseau de voies navigables permettant la constitution d’un vaste marché franco-belge[6]. Le charbon, principale ressource du territoire belge, ne connaît plus d’obstacles quant à sa circulation (suppression des taxes douanières et des péages élevés sur les voies navigables) ce qui entraine l’accélération de sa production et son introduction en masse sur le territoire français. La concurrence infligée aux charbonnages français, moins compétitifs, a pour conséquence la constitution de stocks d’invendus et la mise au chômage partiel des mineurs français[7]. Cette situation se prolonge après 1815, lorsqu’au Congrès de Vienne la décision est prise du rattachement des anciens Pays-Bas autrichiens aux Provinces-Unies pour former le royaume de Hollande.

Voulue par l’Angleterre, la création de ce nouveau royaume a pour but de mettre fin aux prétentions françaises sur les territoires belges, la France étant alors ramenée à ses frontières de 1790.

Dans le contexte de la montée des nationalismes, ce rattachement est rapidement remis en cause. Englobés dans le royaume de Hollande, les anciens Pays-Bas autrichiens ne se sentent pas reconnus dans leurs spécificités : catholicisme, usage de la langue française par les élites, y compris flamandes. Une jeune bourgeoisie libérale se forme dans les universités de Liège, Gand et Louvain (trois universités d’État fondées en 1817 par Guillaume Ier de Hollande) ; évincés de l’administration réservée aux Hollandais, ces jeunes Belges, éduqués et libéraux, deviennent, pour certains, avocats et journalistes et ces publicistes effectuent un rapprochement de circonstance avec les catholiques pour réclamer l’indépendance.

C’est pourquoi, même si les Belges sentent toujours planer la menace d’une volonté annexionniste française (à laquelle certains seraient d’ailleurs favorables), la Révolution belge de 1830 a partie liée avec les « Trois Glorieuses » et la montée sur le trône de France de Louis-Philippe ; c’est la même idéologie libérale qui s’exprime.

Pour le nouvel État belge indépendant, c’est un régime monarchique qui est porté sur les fonts baptismaux par l’Angleterre et la France, il ne pourrait en être autrement au sein de l’Europe issue du Congrès de Vienne d’où la République est bannie. Pour lui donner corps, c’est Léopold de Saxe-Cobourg, prince allemand et luthérien, qui a été choisi comme premier roi des Belges. Veuf de la fille du roi George IV d’Angleterre (il est aussi l’oncle maternel de la future reine Victoria dont il est très proche), il vit à Londres et c’est le pion de l’Angleterre. Pour faire bonne mesure, on lui donne pour femme Louise d’Orléans, la fille de Louis-Philippe, ce qui permet de calmer les velléités annexionnistes françaises. Effectivement, la France se serait bien saisie de l’occasion de la Révolution belge pour étendre son territoire vers le nord, mais l’Angleterre veille à l’en empêcher. Léopold le dit lui-même dans une lettre à Metternich[8] : « Je suis venu certainement là pour empêcher que la Belgique en partie ou tout entière ne puisse tomber entre les mains de la France. »[9]

La Russie, la Prusse et l’Autriche soutiennent la Hollande qui ne veut pas renoncer aux territoires belges. Si l’Angleterre qui fut à l’origine de la création d’un grand royaume de Hollande décide d’y renoncer pour soutenir la naissance d’une Belgique indépendante, c’est pour voir diminuer la puissance de sa rivale dans les domaines maritime et commercial, et cela vaut bien un rapprochement avec la France.

Pour entériner l’existence de la Belgique, il faut de nombreuses négociations et toute une série de traités (la Hollande et la Belgique exprimant alternativement leurs désaccords) dont le dernier, datant de 1839, fixe les frontières, décide du partage de la dette entre les deux pays, contient des clauses concernant l’usage des fleuves et des ports. Les Hollandais conservant le contrôle des deux rives des bouches de l’Escaut, la question de la circulation sur ce fleuve représente une pierre d’achoppement ; les grandes puissances imposent l’internationalisation de l’accès au port d’Anvers mais les Hollandais obtiennent le paiement d’un péage dû par les navires empruntant l’Escaut[10]. L’Angleterre aide au développement des ports d’Anvers et d’Ostende qui servent au débarquement des marchandises britanniques sur le continent.

Le principe de la neutralité de la Belgique est acquis, tant pour la protéger des prétentions de ses voisins que de ses propres tentations à se laisser prendre par eux.

Il faut du temps pour que se consolide le royaume de Belgique comme il faut du temps à Léopold pour se voir en garant de l’existence de la Belgique. Il s’interroge à propos de la réelle volonté des Belges de rester indépendants et lui-même exprime des doutes quant à sa volonté d’être belge ; dans une lettre adressée en 1841 à sa nièce la reine Victoria, il exprime son regret de n’avoir pas accepté la couronne de Grèce qui lui fut proposée avant celle de Belgique : « (…) Je voudrais bien faire un chassé-croisé avec Othon[11] ; il gagnerait au point de vue des écus et moi j’aurais le soleil et un pays intéressant »[12].

Paradoxe d’une époque qui donne naissance à de nouveaux États à partir de greffons tirés des vieilles dynasties européennes, en même temps qu’elle est celle des nationalismes : il revient à un étranger de devenir belge et de créer un sentiment national belge.

La Belgique doit se garder de brader son indépendance. En 1842, on discute de la mise en place d’une union douanière franco-belge. Le marquis de Rumigny, diplomate français en poste à Bruxelles de 1840 à 1848, veut croire que « cette idée ne répugne pas à la population, ses meilleurs souvenirs sont encore ceux de l’époque de sa réunion avec la France jusqu’en 1814. Sous une foule de rapports, ils ont laissé de vifs regrets, commercialement surtout. »[13]  Sur injonction de l’Angleterre qui redoute qu’un rapprochement avec la France nuise à ses intérêts économiques, elle est contrainte de refuser ce projet. En effet, la création d’un marché franco-belge entrainerait la croissance de la production belge et aurait pour effet de priver l’Angleterre de débouchés pour son industrie.

Au même moment, la Prusse cherche à intégrer la Belgique au Zollverein (l’union douanière allemande) et ce serait là un casus belli pour la France.

En 1848, la Belgique ne se laisse pas toucher par le « Printemps des Peuples » qui se propage en Europe. La fièvre révolutionnaire qui s’empare à nouveau de la France ne l’atteint pas et elle repousse les révolutionnaires républicains français. Elle possède déjà une constitution libérale (Karl Marx, réfugié en Belgique de 1845 à 1848, se réjouit d’y profiter de la liberté d’expression et du droit d’association[14]) garantie par un roi non belge et non catholique : les événements de 1848 mettent en évidence qu’autour de la monarchie, se sont pourtant renforcés le sentiment national et la volonté de préserver l’indépendance du territoire.

En France, la République sociale issue de la Révolution de février 1848 tourne rapidement court et l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte, le prince-président, signe la fin prochaine de la République. Devenu empereur des Français le 2 décembre 1852, Napoléon III se pique d’avoir une politique étrangère active, se faisant particulièrement le champion de Victor-Emmanuel II de Piémont-Sardaigne dans son entreprise d’unification italienne. Comme prévu par des accords secrets (négociés entre Napoléon III et Cavour[15] dans la petite station thermale de Plombières-les-Bains dans les Vosges, très prisée par l’empereur), la signature du traité de Turin en 1860 entérine le rattachement à la France du comté de Nice et de la Savoie. Cet événement sans rapport apparent avec la Belgique y provoque cependant de vives inquiétudes. La presse bonapartiste, applaudissant les entreprises napoléoniennes, exprime le souhait que l’on n’en reste pas là : la Belgique ne possède rien de ce qui fait une nation, et mieux, cette presse affirme que le désir le plus profond des Belges est de voir leur territoire rattaché à la France. En Belgique, où une prudente réserve et l’application du principe de neutralité avaient impliqué une absence de réaction à l’extension de la France dans les Alpes, le retour de la menace annexionniste française provoque un élan patriotique. Cela se manifeste particulièrement par l’expression de l’attachement à la personne du roi le 21 juillet, date anniversaire de la prestation de serment de Léopold Ier et qui devient la fête nationale officieuse. Sous l’effet de la panique, le parlement vote des crédits pour le renforcement des équipements militaires à proximité de la frontière franco-belge, ce qui restera largement lettre morte, le gros des efforts en matière de défense restant consacré au développement du « réduit anversois » qui doit servir de refuge en cas d’invasion de la Belgique[16].

Le démenti officiel français dissimule mal les intentions de Napoléon III qui réclamera la Belgique à Bismarck en 1865. On sait ce qu’il en advint : 1871, la défaite française, la chute de Napoléon III, la création du IIe Reich et l’annexion de l’Alsace-Moselle par l’Allemagne …

3. Une carrière d’armateur contrariée

Au début du XXe siècle, la Belgique connaît une période de prospérité qui repose sur l’exploitation des ressources de son sous-sol, sur sa production industrielle, sur son réseau de voies de communication et sur sa main d’œuvre abondante et bon marché. Le port d’Anvers est dynamique, assurant notamment les liaisons entre l’Europe et l’Amérique du sud. À la fin du XIXe siècle, une partie du réseau de voies navigables a été adaptée au gabarit Freycinet[17], mais il demeure incomplet : il manque une liaison Meuse-Escaut qui ne sera réalisée qu’en 1939 avec le creusement du Canal Albert.

La situation des Bouches de l’Escaut, maintenues en territoire hollandais en dépit des revendications belges, motive la création d’une voie ouest-est pour relier Anvers à la région rhénane, liaison nécessaire pour assurer la pérennité du grand port belge. Les Hollandais n’ont aucun intérêt à favoriser la circulation sur l’Escaut en direction du port d’Anvers qui concurrence celui de Rotterdam. La création d’une voie de chemin de fer semble une bonne solution et une garantie d’indépendance. Le « Rhin de fer » qui relie Anvers à Cologne est inauguré en 1843 sur fond de rapprochement commercial avec le Zollverein[18] . L’implication de l’État montre que le chantier représente un enjeu patriotique et national. Il se charge du développement de l’armature principale à vocation internationale, à partir de laquelle des sociétés privées, qui obtiennent des concessions temporaires, tissent un réseau secondaire pour répondre aux demandes des villes et régions : « c’est la composante nationale et politique du réseau »[19]. L’aménagement du réseau de chemin de fer apparaît donc comme un moyen de façonner le territoire national belge.

Dans un article qu’il signe en 1845 dans la Revue des deux Mondes, Charles Coquelin[20] décrit la naissance des premiers réseaux de chemin de fer européens et en compare les atouts et faiblesses avec ceux des réseaux de voies navigables ; il s’inquiète d’une possible concurrence néfaste au transport fluvial, l’État belge proposant des tarifs peu élevés pour le rail là où les voies ferrées sont parallèles avec une voie navigable. Dans un contexte de développement capitaliste, l’auteur craint une baisse de rentabilité pour les compagnies propriétaires des canaux qui vont devoir baisser les tarifs de leurs péages alors qu’elles sont soumises à d’onéreux travaux d’entretien.

On peut d’abord parler de complémentarité : des propriétaires et investisseurs belges et français s’unissent pour développer le réseau ferré et compléter celui des voies navigables[21]. C’est le cas de la « maison parisienne Rothschild » qui possède des intérêts dans l’approvisionnement de Paris en charbon. Cependant, au tournant des XIXe et XXe siècles, malgré le gain de vitesse provoqué par l’usage de remorqueurs à vapeur en remplacement du halage humain ou animal, la navigation fluviale amorce son déclin et c’est dans ce contexte qu’André De Bruyn a lancé son activité.

Soldats allemands à bord d’un des remorqueurs confisqués

Quoiqu’il en soit, la carrière d’armateur d’André en Belgique a été de courte durée, 12 ans au plus, de son arrivée à Godinne en 1902 jusqu’à 1914 : au début de la guerre, les remorqueurs sont confisqués par les Allemands puis coulés par les Alliés.

4. Août 1914

Deux photos nous montrent les jeunes garçons De Bruyn, protégés du soleil de l’été par leurs chapeaux, aux côtés de soldats français, pour certains vêtus de leurs lourdes capotes. Un jeune officier a le sourire aux lèvres. Ces photos ont été prises non loin de Godinne-sur-Meuse, à Annevoie, aux abords du château de Rouillon, propriété de la famille de Sauvage, amie de la famille De Bruyn.

Des extraits d’un journal dont je ne connais pas l’auteur (mais qui cite Pierre du Ry, bourgmestre de Godinne de 1908 à 1920 et beau-frère d’André), fournissent des éléments précis sur les positions des troupes françaises, et permettent de dater ces photos du 16 août 1914, au lendemain du début de la bataille de Dinant, ce que confirme le journal du Général Philippe Pétain[22], à la tête des troupes françaises dans ce secteur.

Deux semaines plus tôt, le 2 août 1914, l’invasion par l’armée allemande de la Belgique a été vécue comme un drame national, mais l’insouciance qui transparaît sur les photos ne permet de saisir ni la dureté des combats ni la retraite prochaine ; en effet, pas plus que les troupes belges, les troupes françaises ne parviendront à empêcher les troupes allemandes de franchir la Meuse.

Comme le montrent ces photos, les troupes françaises sont bien accueillies par la population locale, de même que par le gouvernement belge, malgré un vieux fond de crainte qui subsiste quant à la possibilité d’une annexion française. L’ennemi est clairement défini, c’est l’Allemand, c’est lui qui a violé la neutralité belge le premier, bien que l’intérêt de la France eût été de le devancer.

Dès 1871, les États-Majors français et allemand font des plans préparatoires à une possible guerre à venir. Le dernier plan allemand élaboré en 1914, inspiré du plan Schlieffen, prévoit non seulement le passage par la Belgique mais aussi l’occupation de son territoire.

Le général Joffre, nommé à la tête de l’État-Major français en 1911, fait cette proposition au gouvernement français : « Le plan de guerre le plus fécond en résultats décisifs dans l’éventualité d’une guerre avec l’Allemagne consiste à prendre, dès le début des opérations, une vigoureuse offensive … Il [y] aurait un intérêt majeur à ce que nos armées puissent dans tous les cas pénétrer sur le territoire de la Belgique. »[23] . La proposition est refusée, tant pour des raisons d’ordre diplomatique visant à ménager le Royaume-Uni et la Belgique elle-même que pour des questions nationales : pour l’opinion publique, c’est une évidence que le gros des troupes françaises doit être déployé à l’est, en vue de la reconquête de l’Alsace et de la Lorraine.

Les journées d’août 1914 ont été parmi les plus meurtrières de la première guerre mondiale. Si l’on en croit le Général de Langle de Cary, l’échec est dû à la mise en œuvre du plan d’opération de Joffre, contraint de se ranger à la volonté politique : « Notre attaque de Lorraine s’est heurtée à des organisations défensives puissantes (…). Nous pouvions l’arrêter [l’ennemi allemand] en restant là sur une défensive active et vigilante pendant que nous attaquions en Belgique. »[24]

Rapidement, les troupes sont épuisées par les marches forcées ; le soldat Georges Cavrois relate ainsi celle de la nuit du 14 au 15 août de Florennes à Bioul, 43 kilomètres parcourus en douze heures haltes comprises, avec pour chaque soldat un barda d’environ 20 kilos : « Cette étape anormale au cours de laquelle nous portons chacun une lourde croix, notre sac, est pour nous la première étreinte avec la réalité. La plupart de mes camarades se sont affalés dans un champ en arrivant ; ils se relèveront perclus, courbaturés à ne pouvoir remuer, percés par l’humidité de la rosée »[25]. Dans son journal, Pétain relate le même épisode : « Le temps est frais mais la marche est rendue fatigante par l’absence de sommeil. Je suis obligé de faire la route à pied afin de ne pas me laisser gagner par le sommeil à cheval. À partir de la troisième heure, des paquets d’hommes ne se lèvent plus après les haltes et il faut cogner à coup de trique pour les faire se lever. Moi-même, je suis obligé de passer le bras gauche dans une étrivière pour me soutenir »[26].

La lecture de différents témoignages permet de comprendre que l’hécatombe (84 500 morts en août 1914[27]), est pour partie liée à une certaine désorganisation : manque de cartes, défaut du renseignement militaire qui empêche l’évaluation du nombre et des positions des régiments ennemis, mauvaise communication qui conduit à l’énoncé d’ordres et de contrordres. Le 23 août, l’ordre de la retraite est donné. Tandis que les troupes françaises se replient vers le sud et repassent la frontière, les troupes belges marchent vers l’Ouest et Anvers.

Je ne dispose pas d’informations quant à la manière dont la famille De Bruyn a vécu le temps de l’occupation allemande. À moins de 20 kilomètres de Godinne, à l’abbaye bénédictine de Maredret[28], les sœurs sont bien informées des événements en cours. Elles se sont procuré un exemplaire de Patriotisme et endurance[29], la lettre pastorale du Cardinal Mercier, archevêque de Malines et primat de Belgique. Depuis Rome où il est retenu par l’élection du nouveau Pape Benoît XV de la fin août au début de septembre 1914, le Cardinal a reçu les échos des événements de la guerre. À son retour en Belgique, il constate de lui-même les énormes dégâts provoqués par les attaques allemandes qu’il relate de manière particulièrement concrète dans sa lettre[30]. Il établit une longue liste de localités martyres. S’il s’étend sur les dégâts matériels (en particulier sur les destructions qui ont touché le patrimoine architectural et culturel de Louvain et de son Université catholique, centre important de la vie intellectuelle belge), il déplore ne pas pouvoir établir le compte total des victimes civiles ; il décrit cependant de manière précise les massacres dont il a connaissance : « Des centaines d’innocents furent fusillés ; je ne possède pas au complet ce sinistre nécrologue, mais je sais qu’il y en eut, notamment, 91 à Aershot, et que, sous la menace de la mort, leurs concitoyens furent contraints de creuser les fosses de sépulture. Dans l’agglomération de Louvain, et des communes limitrophes, 176 personnes, hommes et femmes, vieillards et nourrissons encore à la mamelle, riches et pauvres, valides et malades, furent fusillés ou brûlés[31]. » Il déplore aussi les conséquences des combats qui privent des milliers d’individus de leur travail, les réduisant à la misère.

La lettre, qui appelle la population à la résistance passive, a paru pour la fête de Noël 1914 et doit être lue dans toutes les paroisses de l’archidiocèse de Malines. Elle se répand bien au-delà, au grand mécontentement de l’occupant allemand incapable d’en empêcher la diffusion malgré les pressions exercées sur le Cardinal et le clergé.

À l’abbaye de Maredret, fondée en 1893, les sœurs ont créé un atelier d’enluminure né du désir de retrouver les techniques des moines du Moyen-âge. Cette activité constitue une de leurs sources de revenus. Elles s’emparent de la lettre du Cardinal Mercier qu’elles copient et illustrent sur parchemin en s’inspirant essentiellement du Psautier de Saint-Louis[32] dont elles possèdent un fac-similé en noir et blanc[33]. Toutes les scènes sont représentées dans des décors et des costumes médiévaux, avec des anachronismes – drapeaux belges et américains, brassards à croix rouge des infirmiers, canons portant les mentions « Krupp » et « Bertha » – qui, aujourd’hui, font sourire. Cependant, la représentation tragique des souffrances endurées par le peuple belge et de l’héroïsme de ses soldats, face à des Allemands qui apparaissent fourbes et cruels, permet de penser que ce n’était pas le cas à l’époque. Le travail, véritable acte de résistance, est réalisé à l’insu de l’occupant allemand. Le manuscrit est achevé pour la visite du Cardinal Mercier à Maredret le 15 août 1916, quelques temps après la visite du Kaiser Guillaume II lui-même[34].

La manière dont les Bénédictines de Maredret ont illustré la lettre met en avant des membres de la noblesse belge dont certaines d’entre elles sont issues. Elles ont représenté le roi Albert à la tête de l’armée belge et la reine Élisabeth (princesse en Bavière) dans son rôle d’infirmière, leur intention étant peut-être de montrer l’engagement du couple royal comme preuve de ce que la dynastie d’origine germanique devient véritablement belge.

Georges Sorel[35], théoricien du syndicalisme révolutionnaire aux influences marxistes, a écrit « La neutralité belge en théorie et en réalité »[36], un article publié en italien en 1921. Pour lui, la guerre est l’expression de la chute morale de l’Europe et son profond pessimisme l’a conduit au mutisme pendant toute la durée du conflit, par souci d’éviter d’être mal compris quant à son absence de soutien à l’Union Sacrée. Selon lui, le thème de la violation de la neutralité belge est un élément de propagande utilisé par les alliés tout au long de la guerre qui cache une double hypocrisie. D’une part, celle des puissances européennes pour qui la neutralité belge n’a jamais été voulue pour être respectée ; il le démontre en développant longuement ce que furent les ambitions annexionnistes de Napoléon III. Et d’autre part, celle des élites politiques et économiques belges qui ont volontairement négligé la préparation militaire de leur pays. Il rappelle que les deux rois Léopold n’ont pas obtenu du parlement le vote de crédits pour la défense préconisées par le Lieutenant-Général Brialmont, officier du Génie chargé de la construction des fortifications[37]. Il dénonce l’égoïsme de la bourgeoisie belge, tant libérale que catholique, qui considère le militarisme contraire à ses intérêts : cela entrainerait une augmentation des impôts et ce serait un mauvais signal envoyé aux partenaires économiques que de leur laisser croire que l’on se méfie d’eux  : « La Belgique était devenue cependant si riche qu’elle pouvait, sans danger pour ses finances, supporter de lourdes dépenses militaires ; mais sa bourgeoisie avait toujours peur que, sous prétexte de défendre de nouveaux forts, on n’augmentât l’armée. (…) Lorsque des officiers, effrayés par l’expérience de la récente guerre franco-allemande, essayèrent d’agir sur l’opinion publique pour lui faire comprendre la nécessité d’une loi de recrutement qui fut en harmonie avec les besoins nouveaux, ils furent dénoncés en 1873 par divers parlementaires comme des séditieux[38]. » Sorel oppose à la Belgique le modèle suisse en citant Heinrich Zshokke : « Notre indépendance ne repose pas sur les documents signés par des ministres et les promesses des empereurs et des rois ; elle repose sur une base de fer, sur nos épées »[39].

D’une certaine manière, les idées de Sorel rejoignent celles du Cardinal Mercier quand il appelle ses concitoyens, ses frères, à l’examen de conscience : « (…) nous reconnaissons qu’Il nous châtie parce que nous avons péché (…). Il serait cruel d’appuyer sur nos torts, au moment où nous les payons si durement et avec tant de grandeur d’âme. Mais n’avouerons-nous pas que nous avons quelque chose à expier ? (…) le niveau moral et religieux du pays montait-il de pair avec sa prospérité économique ? (…) Nous travaillions, oui ; nous priions, oui encore ; mais c’est trop peu. Nous sommes, par devoir d’état, les expiateurs publics des péchés du monde. Or, qu’est-ce qui domine dans notre vie, le bien-être bourgeois ou l’expiation ?[40] »

En mai 1940, c’est encore au nom du respect de la neutralité que les troupes françaises n’entrent sur le territoire belge que le jour de l’invasion allemande. Cette fois encore, les armées belge et française n’empêchent pas l’ennemi de franchir la Meuse et d’envahir la France, « l’étrange défaite[41] » fait suite à la « drôle de guerre » …

La cloche de l’Actif II a été repêchée après la guerre par un scaphandrier embauché par André. Celui-ci tente de relancer une activité de cabotage sur la Manche qui amène la famille De Bruyn à s’installer successivement à Rouen et à Boulogne-sur-Mer. André étant de santé fragile, son médecin lui recommande la chaleur du midi, et c’est à Golfe-Juan que la famille s’établit, le temps d’épuiser le reste des rentes … Désargentés – « De Bruyn de La Rindinspoche[42] », comme le disait avec beaucoup d’humour mon arrière-grand-mère – c’est au « Moulin de l’étang » chez mes grands-parents, à Cambronne-lès-Ribécourt dans l’Oise, qu’André et Isabelle terminent leur vie, respectivement en 1959 et 1965.


[1] Blog de Jacques Brilot consacré à Godinne ; plusieurs entrées à propos de le famille du Ry-Motte-De Bruyn.

[2] Le château Motte à Frasnoy

[3] Tilly, Pierre. « Fleuves et canaux dans la zone franco-belge entre 1814 et 1914 : vers une redéfinition des espaces ? », Revue du Nord, vol. 416, no. 3, 2016, p. 597

[4] Tilly, Pierre, article cité p. 591

[5] Handelsman Marceli, « Le règlement définitif de la situation internationale de la Belgique », Revue belge de philologie et d’histoire, tome 9, fasc. 3-4, 1930. p. 862

Lire plus particulièrement les propos de Paul Devaux, un des chefs du parti libéral belge.

[6] Tilly, Pierre, article cité, p. 582

[7] Lentacker, Firmin, La frontière franco-belge. Étude géographique des effets d’une frontière internationale sur le vie de relations, Service de reproduction des thèses, Université de Lille III, 1973, pp. 172-173.

[8] Notice sur Metternich dans l’Encyclopédie Universalis

[9] Handelsman, Marceli, article cité, p. 861

[10] Beyer, Antoine. « La Belgique à la croisée des chemins. Une géohistoire des grandes infrastructures de transport du Plat Pays à l’aune de ses frontières », Annales de géographie, vol. 681, no. 5, 2011, p. 469

[11] Othon, prince en Bavière, est élu roi de Grèce en 1832 lorsque la Grèce devient un État indépendant

[12] Handelsman, Marceli, article cité, p. 862

[13] Handelsman, Marceli, article cité, p. 866

[14] Stengers, Jean, « Ixelles dans la vie et l’œuvre de Karl Marx », Revue belge de Philologie et d’Histoire, Année 2004 82-1-2 p. 354

[15] https://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Camillo_Benso_comte_de_Cavour/112222

[16] Chevalier, Christophe. « Les réactions en Belgique au traité de Turin de 1860. Enjeux sécuritaires et effervescence patriotique », Relations internationales, vol. 166, no. 2, 2016, pp. 9-24.

[17] https://fr.wikipedia.org/wiki/Gabarit_Freycinet

[18] Tilly, Pierre, article cité p. 592

[19] Laffut, Michel, « Le bilan du rôle des chemins de fer dans le développement de la Belgique du XIXe siècle », Histoire, économie & société, Année 1992 11-1 pp. 81-90

[20] Coquelin, Charles. “LES CHEMINS DE FER ET LES CANAUX. De La Rivalité Actuelle Des Chemins de Fer et Des Voies Navigables En France, En Angleterre et En Belgique.” Revue Des Deux Mondes (1829-1971) 11, no. 2 (1845): 269–301

[21] Tilly, Pierre, article cité, p. 591

[22] Des extraits du journal du Général Pétain sont cités dans : Bourget, Pierre, Fantassins de 14, de Pétain au Poilu. Presses de la Cité, 1964.

[23] Porte, Rémy, 1914, Une année qui a fait basculer le Monde, Armand Colin, 2014, p. 168

[24] Steg, Jean-Michel, Le jour le plus meurtrier de l’histoire de France, 22 août 1914, Fayard, 2013, annexe 1 p. 252

[25] Bourget, Pierre, Op. cité, p. 102

[26] Bourget, Pierre, Op. cité, p. 82

[27] Steg, Jean-Michel, Op. cité, annexe 2 p. 248

[28] https://www.accueil-abbaye-maredret.info/about_us

[29] Texte de la lettre « Patriotisme et endurance » sur le site Gallica de la BNF

[30] Lettre pastorale p. 15 « À Rome, j’ai appris, coup sur coup, la destruction partielle de la collégiale de Louvain, l’incendie de la bibliothèque et d’installations scientifiques de notre grande Université, la dévastation de la ville, les fusillades, les tortures infligées à des femmes, à des enfants, à des hommes sans défense. Et tandis que je frémissais encore de ces horreurs, les agences télégraphiques nous annonçaient le bombardement de notre admirable église métropolitaine, de l’église Notre-Dame de la Dyle, du palais épiscopal, et de quartiers considérables de notre chère cité malinoise. »

[31] Lettre pastorale p. 21

[32] Le Psautier de Saint Louis, manuscrit de la 2ème moitié du XIIIe siècle, conservé à la BNF

[33] Vanwijnsberghe, Dominique, « Sœurs d’armes » La lettre pastorale du cardinal Mercier et les bénédictines de Maredret, Trema, Namur, 2018.

Cet album présente et commente le travail réalisé par l’atelier d’enluminure de Maredret et reproduit la totalité des planches en couleurs ainsi que de nombreux agrandissements de détails.

Les 35 planches sont visibles en ligne à cette adresse.

[34] Vanwijnsberghe, Dominique, Op. cité p. 17 : « Mais le manuscrit est particulièrement compromettant. Il doit être mis en sécurité jusqu’à la fin de la guerre, car l’ennemi guette. Le 23 juin 1916, Guillaume II en personne avait rendu visite à l’abbaye et rencontré l’abbesse (…). Il connaissait bien le travail des sœurs belges car la première tâche importante confiée à l’atelier de Maredret fut, en 1899, une Règle de Saint Benoît commandée pour le Kaiser par l’abbé de Maria Laach dans l’Eifel. »

[35] Notice sur Georges Sorel dans le dictionnaire biographique « Maitron »

[36] Sorel, Georges, et Michel Prat. « La neutralité belge en théorie et en réalité (1921) », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, vol. 23, no. 1, 2005, pp. 183-203.

[37] Sorel, article cité p. 200. Brialmont : « Trop de prospérité et de bonheur ont rendu les Belges ingrats avec la fortune et trop confiants dans l’avenir. Ils croient fermement qu’aucun danger ne peut menacer leur nationalité. »

[38] Sorel, article cité p. 201

[39] Sorel, article cité p. 200

[40] Lettre pastorale pp. 25-26

[41] Référence au témoignage de l’historien Marc Bloch, l’Étrange défaite, écrit en 1940 et publié en 1946 dans lequel il explique que selon lui, il n’y a pas eu de véritable volonté de s’opposer à la victoire de l’Allemagne d’Hitler.

[42] Traduit du wallon au français : « de la rien dans sa poche » …

Algérie 1959 – 1960 : La lettre de Philippe à son ami Bertrand (2/2)

Pour lire ou relire la première partie :

Voici le moment de nous pencher plus en détail sur la lettre dans laquelle Philippe explique à Bertrand les circonstances de son accident et le mode opératoire de la mine qui a provoqué ses blessures.

De quel type de guerre cet accident est-il la manifestation ? En quoi s’inscrit-il dans les évolutions observées depuis le commencement du conflit ?

« Le 23 juillet donc j’étais sorti avec mon bataillon entre le barrage électrique et la frontière marocaine. Marchant à pieds 100 mètres avant mon half-tracks avec 2 hommes pour tâcher de repérer les mines que les fellous réfugiés au Maroc mettent sur les pistes la nuit. Soudain une forte explosion avec projection de cailloux et beaucoup de poussière. Le démineur qui marchait devant moi s’était pris les pieds dans un fil tendu au travers de la piste. »

2) Guérilla et contre-guérilla, Guerre révolutionnaire en Algérie

L’année 1959 semble être une année charnière au cours de laquelle les changements induits par l’arrivée du Général de Gaulle au pouvoir, à partir de mai 1958, commencent à être sensibles.

En effet, Philippe fait partie des derniers officiers appelés à passer par le Centre d’instruction de pacification et contre-guérilla (CIPCG) d’Arzew pour le stage « d’Action psychologique » car il est fermé au début de l’année 1960.

L’historien Denis Leroux s’est penché sur son fonctionnement[1]. Quand le centre a été créé en 1956, la formation des officiers à la pacification et à la contre-guérilla consiste encore pour partie en un entraînement physique préparant à des combats sur le terrain. En 1957, quand est créé le 5ème bureau chargé de « l’Action psychologique », le CIPCG est placé sous son administration et sa mission évolue vers une formation plus théorique : « L’essentiel du stage est désormais composé de conférences, de causeries, et de discussions dirigées portant sur la guerre révolutionnaire, la guerre psychologique et la pacification »[2]. La création du 5ème bureau a été inspirée à Maurice Bourges-Maunoury (devenu Président du Conseil après avoir été ministre de la Défense) par le Colonel Lacheroy, son conseiller, dont les propos fournissent la substance de conférences diffusées dans les écoles militaires et au CIPCG. L’expression « action psychologique » est empruntée au vocabulaire des Sciences Humaines alors en plein développement et elle cache le terme de propagande, une propagande anti-communiste s’entend. La formation que l’on y dispense prend un caractère plus politique dans le contexte de la guerre froide.

La « Guerre révolutionnaire » est d’abord celle pratiquée par les guérillas communistes. Les officiers français qui la théorisent ont bien étudié les textes de Mao Zedong et, engagés dans les combats en Indochine, ils ont pu en observer les modalités telles qu’elles furent pratiquées par le Viêt-Minh. Un article rédigé par celui qui signe Ximenès et publié dans une revue de l’armée en décrit les ressorts : « C’est pourquoi le problème traité sera, non pas défini, mais délimité par l’étude des luttes armées entreprises par une minorité contrôlant progressivement la population et fournissant à celle-ci des motifs d’agir contre le pouvoir établi ou contre une autorité qu’elle refuse »[3]. Les enseignements dispensés par les officiers du 5ème bureau reflètent un profond anticommunisme renforcé lors de la guerre d’Indochine à laquelle ils ont participé pour nombre d’entre eux. Le colonel Jacques Hogard, officier de l’infanterie coloniale, en est persuadé, les masses algériennes ne sont pas moteur dans le conflit en cours ; c’est bien l’URSS qui est en arrière-plan : « Car l’Union française est spécialement visée ! La stratégie du Kominform, qui s’est fixé comme objectifs successifs l’Asie, l’Afrique puis l’Europe, (…) ne nous laissera aucun répit tant que les méthodes de la guerre révolutionnaire seront efficaces »[4]. Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, l’Empire colonial, ou plutôt « l’Union française », est considérée par l’État-Major de la Défense comme un espace éminemment stratégique, qui doit servir de base de repli puis de reconquête en cas d’invasion de l’Europe occidentale par l’URSS. Après la conférence de Bandung (1955), au cours de laquelle les participants ont manifesté leur soutien aux partisans de l’indépendance de l’Algérie, une partie de l’État-Major considère que l’URSS soutient indirectement la rébellion pour toucher la France et, au-delà, l’Europe et l’Occident[5].

Pour certains officiers, prisonniers dans les camps du Viêt-Minh où ils ont fait l’expérience de la rééducation politique, l’idée que l’armée doit rester neutre sur le plan politique est dépassée. L’étude que fait Denis Leroux de leurs parcours montre qu’une forte proportion d’officiers engagés dans l’action psychologique appartient à l’infanterie au sein de laquelle leur carrière stagne[6]. Ils définissent l’action psychologique comme une nouvelle arme, peu onéreuse, qui concurrence les armes « modernes » alors développées au sein de la cavalerie (blindés), à une époque où les avions et les hélicoptères jouent un rôle déterminant et alors que le programme nucléaire militaire français est lancé depuis 1954. Les promoteurs de la « Guerre révolutionnaire » fondée sur l’action psychologique, paradoxalement, apparaissent comme conservateurs ; ils veulent maintenir la pratique militaire à une échelle humaine, rejetant une trop forte technicisation. Jean Planchais, journaliste au Monde et spécialiste des questions militaires, parle de « crise de modernisme dans l’armée » ; il écrit en 1961 : « Il est admis à la fin de la guerre d’Indochine – au moins dans les grades subalternes, que l’objet de la guerre n’est plus la conquête du terrain, mais celles des âmes »[7]. La méthode de pacification de Jacques Hogard préconise l’utilisation de troupes mobiles présentes sur le terrain pour gêner les rebelles qu’il faut priver du contrôle de la population qui leur fournit, bon gré mal gré, les ressources en argent et en nourriture qui leur sont nécessaires. L’étape suivante consiste à retourner la population, « il faut proposer un idéal aux habitants à rallier », pour cela il faut bien la connaître, choisir en son sein des auxiliaires qui seront les relais de la politique de progrès dans « tous les domaines, politique, administratif, économique, social, culturel et militaire »[8]. Depuis 1955, l’armée exerce des responsabilités politiques et administratives au sein des Sections Administratives Spécialisées (SAS), camps de regroupement de la population civile, qui sous couvert de progrès social (habitat en dur, création d’écoles et de dispensaires tenus par des appelés) permet le contrôle de la population avec le concours de supplétifs musulmans.

Dans le port  d’Oran (photo de Philippe)

Pour les tenants de l’armée révolutionnaire qui travaillent au 5ème bureau et au CIPCG, qui veulent voir ce rôle se renforcer, l’objectif à atteindre est de faire advenir une Algérie nouvelle, mais bien une Algérie française. « Il faut pour cela vaincre les réticences des Européens et surtout européaniser les mœurs des musulmans et transformer la société rurale jugée médiévale[9]». Dans une Algérie coloniale profondément marquée par le racisme et à la société très clivée, il s’agit bien d’un projet révolutionnaire ! Les termes ne sont évidemment pas à prendre au sens de révolution communiste. Les références sont doubles et radicalement contraires : d’une part la Révolution française et l’égalité des droits[10], et d’autre part, et surtout, la Révolution nationale de Pétain et le personnalisme. Certains des officiers rattachés au 5ème bureau ont pu, dans les années 1940, être perméables aux idées du personnalisme communautaire d’Emmanuel Mounier diffusées dans les institutions et mouvements de jeunesse contrôlés ou encouragés par le Gouvernement de Vichy[11]. La période de crise que représente la défaite de 1940 inaugure une ère nouvelle qui a pu paraître propice aux personnalistes. Ils y ont vu la possibilité de mettre en œuvre leurs principes d’épanouissement spirituel et corporel de la personne, dans un espace communautaire remplaçant une société composée d’individus égoïstes, dans le rejet tant du capitalisme que du matérialisme et de la lutte des classes. La crise en Algérie permet d’envisager là aussi un renouveau. À ce titre, en 1958, l’arrivée au pouvoir de De Gaulle fin mai, le plan de Constantine (Plan de développement économique et social en Algérie) adopté en octobre sont bien accueillis et utilisés dans l’argumentaire du 5ème bureau.

Ce discours n’a probablement touché Philippe que de loin lors de son stage à Arzew en septembre 1959, à une période où la marche vers l’autodétermination, voire l’indépendance, est déjà en germe et les principes de la « guerre révolutionnaire » en voie de délégitimation. C’est ainsi qu’une fraction de ses partisans, en perte de reconnaissance, glisse vers des positions de plus en plus radicales : participation à la semaine des barricades de janvier 1960[12] (ce qui entraine la suppression du 5ème bureau et du CIPCG), puis au putsch des généraux d’avril 1961, et conduit certains à rejoindre les rangs de l’OAS[13].

La question se pose de savoir si l’action psychologique prônée par le 5ème bureau a donné des résultats mais ce qui est certain c’est que, quand Philippe arrive en Algérie en septembre 1959, les effets de ce que l’on a appelé la « bataille des frontières »[14] se font sentir.

La décision de construire des barrages sur les deux frontières avec le Maroc et la Tunisie intervient dès 1956 dans le cadre du plan Challe. Sur la frontière marocaine, l’entretien de ce que l’on nomme aussi la ligne Morice est de la compétence d’unités comme le 31ème Régiment du Génie comme en témoigne le Sous-Lieutenant Pierre Achain dans le film de Bertrand Tavernier La guerre sans nom. L’objectif est double. D’une part, empêcher les incursions et les actions terroristes des « rebelles » regroupés et formés sur les territoires des États voisins, tout juste indépendants. L’ouest-oranais est une région agricole prospère et les fermes des colons font régulièrement l’objet d’attaques. La population civile musulmane est elle aussi visée, pour l’intimider et lui ôter l’envie de coopérer avec les Français. D’autre part, il faut empêcher le ravitaillement en armes et en munitions de l’ALN (Armée de Libération Nationale) de l’intérieur, ce qui concerne surtout la frontière orientale, car les armes, en provenance de l’Égypte de Nasser, transitent essentiellement par la Tunisie.

Au départ simple clôture de fils barbelés, en 1959, le barrage occidental, long de 720 km, a acquis sa forme définitive, d’une assez grande complexité. La clôture de fils barbelés a été doublée et, au centre, une haie électrifiée plus haute a été installée. Le voltage du courant électrique du « réseau » varie, il est plus haut la nuit que le jour. On assiste à une technicisation du barrage qui réclame des installations électriques puissantes. Des mines sont disposées au pied du réseau, des radars, des canons sont installés dans les zones de plaine. Ailleurs, la surveillance est assurée par des régiments, comme celui de Philippe, qui casernent dans des postes disposés régulièrement et d’où sont organisées les patrouilles qui font la herse et des gardes de nuit. La surveillance du réseau consiste à repérer les franchissements et à les signaler pour déclencher une intervention de l’aviation. Il ne s’agit même pas forcément de les empêcher, simplement de les freiner pour avoir le temps de capturer des prisonniers. Quand il est fait allusion à un franchissement ou à des accrochages avec les rebelles dans le courrier de Philippe, cela parait ne pas le concerner de près. La bataille des frontières semble pour lui se résumer à un face-à-face sans combats directs ; aux mines antipersonnel françaises répondent les mines artisanales des fellaghas, disposées sur le chemin emprunté par les patrouilles de la herse dont l’autre travail consiste justement à les repérer. À son époque, sur le barrage occidental, c’est donc un des principaux risques encourus, que d’être blessé par l’explosion d’une mine et c’est ce qui lui est arrivé …

Le poste de Zaher, les half-tracks utilisés pour les patrouilles

Dans la région du barrage, une large zone interdite a été définie ; tout ce qui bouge, homme ou animal, est abattu. Les habitations sont détruites pour empêcher les familles d’y retourner. Par deux fois, en septembre et octobre 1959, dans deux lieux différents, il est fait mention dans le courrier de la participation de Philippe au regroupement « d’exilés » dans des camps. Les personnes déplacées fin septembre seront-elles conduites à Sidi Djilali où semble avoir été aménagé un centre de regroupement pour la population nomade, comme en témoigne, dans le film La guerre sans nom, un ancien appelé, médecin en poste au dispensaire. Ma grand-mère interroge : « Est-ce l’armée qui sera chargée de nourrir les « déplacés » que vous allez ramener. Je le suppose puisque tu nous dis qu’ils seront dans un camp ». Inquiète à propos de la nourriture, peut-être a-t-elle entendu parler du rapport que Mgr Jean Rodhain, secrétaire général du Secours Catholique, a rédigé au retour de sa mission d’inspection en mai 1959[15]. En effet, il affirme que dans les camps de regroupement, on souffre de la faim : « On m’a mentionné les distri­butions de semoule réalisées par l’armée, et suspendues depuis peu. Et main­tenant, ai‑je demandé ? Maintenant, m’a‑t‑il été répondu par les infirmiers en baissant la voix, il y a ici des gens qui commencent à manger de l’herbe ». Proche de Pétain et membre d’une association qui défend sa mémoire, Jean Rodhain ne peut pas être accusé de complaisance avec le FLN, mais il alerte sur les conséquences des bouleversements provoqués par les regroupements de population – déracinement, chômage et misère – en même temps qu’il appelle les autorités civiles et militaires à assumer leurs responsabilités.

Les camps de regroupement[16] sont une pièce importante du dispositif de la « guerre révolutionnaire » dont ils correspondent aux objectifs : contrôle des populations soustraites à l’influence du FLN et empêchées d’apporter un soutien matériel à l’ALN, propagande qui insiste sur le progrès social pour la persuader des bienfaits du maintien d’une Algérie française. Des tensions se font jour au sein de l’armée entre ceux qui prétendent que ces objectifs sont atteints (notamment en ce qui concerne l’isolement de l’ALN de l’intérieur) et ceux qui, plus réalistes, commencent à en analyser les effets contre-productifs. Si bienfaits il y a, ils ne sont observables que dans une minorité de SAS modèles. Dans la plupart des camps, l’arrachement au mode de vie traditionnel, l’impossibilité de faire vivre dignement sa famille, une forte mortalité infantile nourrissent un ressentiment antifrançais récupéré par le FLN qui ne manque pas d’en faire état aussi à l’échelle internationale. Le nombre de personnes déplacées et regroupées continue malgré tout d’augmenter jusqu’à la fin des opérations (presque 800 000 personnes en février 1962)[17].

Ces déplacements se font sous la contrainte, mais aucun élément ne permet de savoir comment Philippe y a personnellement participé, s’il a fait usage de la force, si la violence de la situation l’a touché.

Dans son escadron, il y a des soldats algériens-musulmans. Ils sont évoqués dans le courrier familial par les remarques qui font état de ce que beaucoup d’entre eux désertent en novembre et décembre 1959. Le terme employé, « harkis », recouvre une grande diversité de situations mais certains sont effectivement affectés à des régiments. Engagés dans le cadre de la guerre révolutionnaire, ils doivent démontrer que les Algériens veulent se battre pour conserver l’Algérie française ; en réalité, beaucoup se sont mis au service de la France sans conviction et sous la pression, parce qu’ils ont besoin d’argent. Ce sont souvent des paysans déplacés, qui ont perdu les ressources, souvent maigres mais réelles, que leur conféraient l’exploitation de leurs terres et de leurs troupeaux. Pas de contrats, donc ils peuvent partir quand ils veulent[18]. « L’épidémie de désertions » est la preuve que la contrainte ne leur semble plus aussi forte. Les annonces en faveur de l’autodétermination leur font-elles comprendre que l’époque n’est plus à faire semblant de soutenir une Algérie française dont ils ne voient pas en quoi elle leur serait bénéfique ? Cela n’empêche pas respect et estime réciproques : alors qu’il était hospitalisé, Philippe a reçu une carte postale datée du 3 août 1960 qui contient ces seuls quatre mots : « Souvenir de Constantine – Nadji », probable pudique témoignage de soutien d’un de ses hommes « algérien musulman » …

En faisant le récit de l’Algérie de Philippe, je n’ai pas été amenée à parler d’embuscades, de torture et de « corvée de bois », mais à mettre en avant des aspects moins connus du conflit que sont la guerre révolutionnaire et la bataille des frontières.

Pour autant, cette Algérie était-elle exempte de violence ? La mine qui l’a blessé prouve le contraire et montre que, jeune appelé, il a côtoyé la mort ; ils sont nombreux à avoir fait cette expérience qui les a marqués au plus profond.

Je n’ai pas parlé des horreurs qui ont frappé les Algériens de toutes les communautés parce que Philippe ne semble pas avoir eu l’occasion d’entrer en contact avec des « Algériens de souche française et européenne » mais les allusions aux « personnes déplacées, exilées » m’ont amenée à décrire ce que fut la réalité des camps de regroupement et à faire état de la misère des familles qu’on y a installées de force.

Si, comme on peut l’entendre, la guerre est gagnée sur le terrain, la guerre psychologique, la « conquête des âmes », est perdue : l’armée française n’a pas les moyens matériels et financiers de ses ambitions et dire que la politique des camps de regroupement est un échec semble une évidence.

Pour Philippe, marié et père de quatre enfants, installé comme agriculteur, occupé par ses activités professionnelles, ses engagements comme maire de son village et dans différents organismes para-agricoles, le souvenir de l’Algérie s’enfouit. Sa carrière d’officier de réserve tourne court après qu’il a renvoyé les gendarmes venus le chercher dans les champs, en pleine moisson, pour effectuer une période : en 1971, il devient lieutenant honoraire.

Le désir de retourner en Algérie l’a effleuré avant que tout projet de voyage ne soit anéanti par les événements de la décennie noire, sa maladie et sa mort en 1996.

À l’occasion d’un court séjour au printemps 2018, j’ai évidemment pensé à lui, et je lui ai donné raison : l’Algérie est un pays magnifique !

Annexe                                                                                                                                                                                                                                           

Chronologie des événements d’Algérie de septembre 1959 à décembre 1960[19]

1959 :

16 septembre : le général de Gaulle annonce le principe du recours à l’autodétermination pour les Algériens par voie de référendum.

19 septembre : Georges Bidault forme le Rassemblement pour l’Algérie française.

28 septembre : réponse évasive du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA) au discours du 16 septembre du général de Gaulle.

16 décembre : début de la réunion à Tripoli du Comité National de la Révolution Algérienne (CNRA).

1960 :

13 janvier : démission d’Antoine Pinay, ministre des finances et des affaires économiques.

18 janvier : le général Massu est remplacé par le général Crépin à la tête du corps d’armée d’Alger.

24 janvier : début de la semaine des barricades.

28 janvier : Paul Delouvrier et le général Challe quittent Alger.

1er février : le camp retranché des Facultés, dirigé par Pierre Lagaillarde, se rend. Fin des barricades.

2 février : l’Assemblée nationale vote les pouvoirs spéciaux pour un an.

5 février : Jacques Soustelle quitte le gouvernement.

10 février : création, par le gouvernement, d’un Comité des affaires algériennes. Suppression des services d’action psychologique des armées.

24 février : découverte du réseau Jeanson de soutien au FLN.

3-5 mars : deuxième tournée des popotes. De Gaulle parle « d’Algérie algérienne ».

30 mars : le général Challe est remplacé par le général Crépin.

10 juin : Si Salah, chef de la wilaya 4, est reçu à l’Élysée.

14 juin : dans une déclaration, de Gaulle offre aux chefs de l’insurrection de négocier.

25-29 juin : pourparlers de Melun, qui échouent

5 septembre : procès du réseau Jeanson. Publication du Manifeste des 121 sur le droit à l’insoumission.

3 novembre : début du procès des barricades

4 novembre : discours du général de Gaulle ; allusion à une « République algérienne, qui existera un jour ».

22 novembre : Louis Joxe est nommé ministre des Affaires algériennes.


[1]  Leroux, Denis. « Promouvoir une armée révolutionnaire pendant la guerre d’Algérie. Le Centre d’instruction pacification et contre-guérilla d’Arzew (1957-1959) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 120, no. 4, 2013, pp. 101-112.  

[2] Denis Leroux, article cité

[3] Ximenès, « Essai sur la guerre révolutionnaire », Revue militaire d’information, n°281, n° spécial « La guerre révolutionnaire », février-mars 1957 ; Cité in Gérard Chaliand, Stratégie de la guérilla, anthologie de la Longue marche à nos jours, Éditions Mazarine, 1979, pp. 407-419. Chaliand attribue ce pseudonyme à Lacheroy, mais selon d’autres sources il semble qu’il serait celui de deux autres officiers, les généraux Maurice Prestat et Pierre Saint Macary : https://www.paperblog.fr/1667001/un-message-de-ximenes/

[4] Hogard, Jacques. « Guerre révolutionnaire et pacification », Revue militaire d’information, n°280, janvier 1957 ; Cité in Gérard Chaliand, Stratégie de la guérilla, anthologie de la Longue marche à nos jours, Éditions Mazarine, 1979, pp. 422-432.

[5] COMOR, André-Paul. La défense des frontières de l’Union française après la Seconde Guerre mondiale : les enjeux « eurafricains », la guerre froide et la décolonisation In : Sécurité européenne : frontières, glacis et zones d’influence : De l’Europe des alliances à l’Europe des blocs (fin XIXe siècle-milieu XXe siècle). Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2007

[6] Leroux, Denis. « Entre expérience impériale et anticommunisme de Guerre froide : les vies éclatées des officiers de l’action psychologique », Monde(s), vol. 12, no. 2, 2017, pp. 141-161.  

[7] Planchais Jean. Crise de modernisme dans l’armée. In: Revue française de sociologie, 1961, 2-2. Guerre – Armée – Société. pp. 118-123.

[8] Hogard, Jacques, article cité.

[9]  Leroux, Denis. « Promouvoir une armée révolutionnaire pendant la guerre d’Algérie. Le Centre d’instruction pacification et contre-guérilla d’Arzew (1957-1959) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 120, no. 4, 2013, pp. 101-112.

[10] Propos du Gal Challe le 10 mars 1960 à propos des Français d’Algérie : « ils en sont restés à l’idéal de “l’Algérie de Papa”, qu’après les effusions du forum, ils se refusent à accepter les conséquences de cette nuit du 4 août » cité in  Jauffret, Jean-Charles. « L’Algérie et les français d’Algérie vus par les hommes du contingent (1954-1962) », Guerres mondiales et conflits contemporains, vol. 208, no. 4, 2002, pp. 119-132.

[11]  Nord, Philip. « Vichy et ses survivances : les Compagnons de France », Revue d’histoire moderne & contemporaine, vol. 59-4, no. 4, 2012, pp. 125-163.  

[12] Le prétexte de la semaine des barricades a été le renvoi du Gal Massu, le vainqueur de la bataille d’Alger. Un article, (Denéchère, Yves. « Les « enfants de Madame Massu ». Œuvre sociale, politique et citoyenneté pendant et après la guerre d’Algérie (1957-1980) », Revue d’histoire moderne & contemporaine, vol. 64-3, no. 3, 2017, pp. 125-150. ), montre comment le couple Massu croyait en la possibilité d’une Algérie française nouvelle. Il a adopté deux enfants algériens qui ont été « européanisés ». Madame Massu a créé une œuvre sociale, l’Association pour la formation de la Jeunesse, dont les objectifs correspondent parfaitement au programme de progrès social contenu dans l’action psychologique. L’AFJ recueille des enfants des rues pour leur offrir un avenir, mais surtout pour éviter leur recrutement par le FLN. La « bonne œuvre », si l’on y réfléchit, vit des conséquences du déracinement provoqué par l’exode forcé des paysans algériens vers les villes lorsque leurs villages sont déclarés « zone interdite » par l’armée française …

[13] Edmond Fraysse, Commando Delta. Confessions d’un soldat de l’OAS, Nouveau Monde Éditions, 2021.

Dans ses mémoires, l’auteur, Européen d’Algérie, explique comment il a gâché sa carrière d’Officier pour avoir distribué au sein de son école militaire des tracts du mouvement « Jeune Nation », mouvement se revendiquant de la Révolution Nationale et cultivant le souvenir du Maréchal Pétain. Mouvement, nous dit-il, « qui prônait la grandeur de la France et correspondait en tout point en mes idéaux ». À certains moments, il semble tenir des propos en faveur de l’égalité entre les communautés européenne et musulmane, fustigeant le décret Crémieux qui, en donnant la citoyenneté française aux Juifs, a creusé l’écart entre elles pour ensuite mieux exprimer ses sentiments antimusulmans en se réfugiant derrière Voltaire : « les musulmans sont animés de la rage de la malfaisance. Rien n’est plus terrible qu’un peuple qui, n’ayant rien à perdre, combat à la fois par esprit de rapine et de religion » (Questions sur l’encyclopédie, 1770).

[14] Pour la bataille des frontières, mes sources ont été principalement les deux articles suivants :

Ageron Charles-Robert. Un versant de la guerre d’Algérie : la bataille des frontières (1956-1962). In: Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 46 N°2, Avril-juin 1999. pp. 348-359.

 Valette, Jacques. « La guerre des barrages frontaliers en Algérie », Guerres mondiales et conflits contemporains, vol. 269, no. 1, 2018, pp. 91-112.  

[15] https://fondationjeanrodhain.org/jean-rodhain-textes-de-jean-rodhain/1959/un-million-de-refugies-en-algerie

[16]En ce qui concerne la médiatisation des conditions de vie dans les camps de regroupement, 1959 est une année importante. Outre le rapport de Mgr Rodhain, a fuité dans la presse un rapport alarmant réalisé par Michel Rocard, à l’époque stagiaire à l’ENA. Le Figaro a publié un article en juillet. L’hebdomadaire La Vie catholique envoie un reporter en Algérie et lance une campagne d’appel aux dons auprès de ses lecteurs pour qu’une aide soit dispensée par l’intermédiaire du Secours Catholique.

[17] Ageron, Charles-Robert. « Une dimension de la guerre d’Algérie : les « regroupements » de populations », , De « l’Algérie française » à l’Algérie algérienne. Volume 1, sous la direction de Ageron Charles-Robert. Éditions Bouchène, 2005, pp. 561-586.  

[18] Hautreux, François-Xavier. « L’engagement des harkis (1954-1962). Essai de périodisation », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. no 90, no. 2, 2006, pp. 33-45.

[19] Tiré de Mohammed Harbi et Benjamin Stora, La Guerre d’Algérie, 1954-2004 : la fin de l’amnésie, Paris, Robert Laffont, 2004, pp. 686-687.                                                                                                                                                                                                                                           

Algérie 1959 – 1960 : La lettre de Philippe à son ami Bertrand (1/2)

Cette lettre qu’il a conservée pendant 60 ans, Bertrand en a fait cadeau à ma mère il y a un an. En quelques lignes et deux schémas, Philippe, mon père, explique à son ami les circonstances de son « accident » en Algérie. Et c’est, au regard du peu qu’il nous en avait transmis, beaucoup de ce qu’il a vécu là-bas qui me parvient. Enfants, il nous laissait jouer avec le contenu d’un carton : des insignes, des galons, quelques photos, un calot bleu ciel et un chapeau de brousse. Au revers de ses vestes (mais pas de son manteau car « on ne laisse pas sa décoration au vestiaire »), un discret ruban rouge et blanc. Dans son avant-bras, des petits cailloux remontant périodiquement à la surface de la peau et que l’on pouvait caresser du doigt. Et c’est tout.

La guerre d’Algérie, la manière d’en faire mémoire font l’actualité : commémorations des 60 ans du cessez-le-feu et de l’indépendance, rapport Stora[1], propos présidentiels et réaction des autorités algériennes[2], promesses d’ouverture des archives[3] : tout cela témoigne de l’aspect politique du conflit et des difficultés permanentes qu’il y a à l’aborder d’un côté comme de l’autre de la Méditerranée.

 À propos des jeunes appelés à servir en Algérie, nous avons eu, dès 1971, le film de René Vautier Avoir 20 ans dans les Aurès, fiction autant que documentaire car comme il est écrit au générique, « Cette chronique est en quelque sorte le condensé de 800 heures de témoignages de 600 appelés ou rappelés de la guerre d’Algérie ». Depuis la fin des années 1980, les travaux sur la question se multiplient sans que l’avancée de la recherche atteigne forcément le grand public. Le dernier livre de l’historienne Raphaëlle Branche (Papa, qu’as-tu fait en Algérie ?[4]) nous en donne une approche domestique et intime établie à partir d’entretiens et de correspondances qu’on a bien voulu lui confier. Les appelés ont peu parlé à leurs enfants. Pour certains, la parole se libère, pour moi, c’est trop tard, mon père est mort.

Il ne s’agit pas ici de faire une histoire des huit années de guerre, mais de mettre en évidence que les soldats appelés du contingent qui ont été envoyés en Algérie dans le cadre des « opérations de sécurité et de maintien de l’ordre » n’y ont participé que par morceaux, le temps de la durée de leur service militaire, et de s’intéresser plus particulièrement au « morceau de Philippe », circonscrit dans le temps et dans l’espace. Ce « morceau » va de septembre 1959 à décembre 1960, il prend place dans l’Ouest-Oranais, à la frontière marocaine. Le parcours de Philippe est à la fois commun à celui de toute une génération, au moins cinq de ses cousins germains sont passés par l’Algérie, mais il est en même temps singulier ; les expériences vécues par les participants à la guerre varient selon le lieu, la chronologie et sans doute aussi selon leur origine et leur bagage socio-culturel.

Outre la lettre destinée à Bertrand, j’ai lu la totalité du courrier que mon père a reçu en Algérie et qui a été heureusement conservé. Pour partie, ce courrier fait écho aux lettres qu’il a lui-même envoyées, principalement à sa famille proche. C’est une expérience étrange, émouvante et déroutante aussi que de voir vivre – dans le passé et par les mots – des personnes devenues âgées ou disparues, de leur découvrir des sentiments qu’on n’aurait pas imaginés. Cette approche de la situation permet de saisir à quel point les événements d’Algérie ne furent pas étrangers au quotidien de millions de Français affectés par la présence d’un des leurs sur le terrain des opérations. Il me faut alors faire la part entre ce que je perçois du fonctionnement familial et les faits utiles à la description de l’Algérie connue par mon père, à la compréhension de ce que fut la vie du jeune Sous-Lieutenant Philippe Delignières, de ses activités militaires pendant les 16 mois de son temps algérien. De rares lettres envoyées par des camarades fournissent une information plus précise. Cependant, il manque un aspect essentiel, celui de l’expression de ses sentiments sur lesquels je ne peux que m’interroger et que je ne veux pas inventer. L’exercice auquel je vais tenter de me livrer est de voir en quoi ce que je comprends des actions de mon père sur le terrain correspond à la politique mise en œuvre au cours de cette période marquée par les premières annonces faites par le Général de Gaulle en direction de l’autodétermination. La guerre continue cependant, comment ? Pourquoi ?

1) L’Algérie de Philippe au travers du courrier qu’il a reçu et replacée dans le contexte politique

Une petite photo datée du 1er septembre 1959 nous montre que Philippe a embarqué à Marseille sur le Maréchal Joffre, probablement à destination d’Oran.

É.O.R., Saumur
Au dos : « à mon petit Philippe, le pacificateur, le 21 . 7 . 59, Gilbert »
Au deuxième rang, entre les deux képis, Philippe

C’est le début du prolongement de 16 mois d’un service militaire effectué dans la cavalerie, comprenant les classes au régiment du 7ème Cuirassiers en garnison à Noyon et la formation d’É.O.R. (Élève officier de réserve) à Saumur. C’est une longue parenthèse dans la vie de ce jeune homme de 21 ans, qui, par ses origines et ses études, se destine à devenir agriculteur en Picardie. Quitter le foyer familial n’est pas une nouveauté pour lui qui a été pensionnaire dès l’âge de 9 ans et qui a effectué ses études d’agriculture à l’étranger, à Carlsbourg en Belgique, chez les Frères des Écoles Chrétiennes. Au sein de son régiment, son parcours scolaire lui procure d’ailleurs un complexe d’infériorité, ce dont, en février 1960, il semble s’être confié à l’une de ses sœurs qui lui fait cette réponse : « Surtout ne t’en fais pas pour ce que disent ou pensent tes camarades quant à tes études. Tu sais bien que ce ne sont pas les diplômes qui comptent mais l’ouverture d’esprit et une certaine intelligence très humaine. S’ils sont vraiment cultivés, ils doivent apprécier ton bon sens et ta délicatesse qui suppléent largement aux examens que tu pourrais avoir ». Effectivement, parmi les officiers de réserve affectés dans le même escadron, se trouvent des jeunes gens plus âgés, à qui des études plus longues ont valu un sursis, des « intellectuels » et parmi eux un futur professeur d’université.

Comme tous les officiers nouvellement débarqués, Philippe commence par un stage d’action psychologique à Arzew, localité de bord de mer située au nord-est d’Oran et où, dans les locaux d’une ancienne caserne, a été aménagé le Centre d’instruction de pacification et contre-guérilla (CIPCG).

Le 10 septembre, il reçoit une carte portant les armoiries du régiment de cavalerie dans lequel il est affecté : « Mon cher Camarade, Le colonel a bien reçu votre lettre et m’a chargé de vous répondre en vous souhaitant la bienvenue et un bon stage. Je vous signale qu’il vous faudra prendre le train du matin à Oran pour arriver à Tlemcen avant midi où un véhicule vous attendra. Ensuite convoi vers Sebdou. Départ vers 16 h30 – arrivée vers 18 00. Vous resterez quelques jours au PC avant d’être affecté dans un des 4 escadrons de combat. Prévenez-moi de la date exacte de votre arrivée. Il y a convoi ts les jours sauf le Dimanche. (de Sebdou à Tlemcen) A bientôt, bien amicalement. »

Le 27 septembre, première mention d’une affectation au poste de « Djelali » à 1200 mètres d’altitude (on comprend plus loin qu’il s’agit de Sidi Djilali, localité située à une cinquantaine de km au sud-ouest de Tlemcen). La remarque qui peut sembler naïve de ma grand-mère – « Quel est ce barrage électrique dont tu nous parles ? Ou plutôt, sur quel cours d’eau se situe-t-il ? » – indique à la fois qu’il est arrivé à proximité de la frontière marocaine et qu’en métropole l’existence d’un mur de barbelés qui matérialise cette frontière est mal connue. Entre temps, une lettre de Philippe en a dit plus : le poste se trouve à 15 km de la frontière marocaine, il est chargé de « l’initiation » de ses hommes, il est question aussi de ramener des « déplacés » qui seront installés dans un camp. La lecture de la presse a mieux renseigné sa mère qui a compris que le barrage était là pour empêcher le franchissement de la frontière par les rebelles. À propos de sa mission d’instructeur, une des rares lettres envoyées par mon père qui me soit parvenue, datée de Djilali le 8 octobre, explique : « Ici, je n’ai pas encore de peloton à moi, mais j’ai fait de l’adaptation AFN à 40 « gus » qui venaient d’arriver de France après 4 mois de classes dans un corps de troupe. Ce n’était pas très drôle parce que pour 11 jours que duraient le stage on ne s’intéresse pas beaucoup à la classe ». Quel était le contenu de cette formation AFN (Afrique du Nord) que lui-même devait avoir acquise de fraîche date au CIPCG d’Arzew ? Quelques éléments de « sociologie musulmane » qui ne contiennent, peut-on espérer, pas trop de clichés sur une « race de fainéants, faux et sales[5] » …

Le 22 octobre, nouveau poste à « Mokhfi », à 2000 mètres d’altitude, les occupations concernent l’organisation d’un « camp d’exilés », de gardes et d’expéditions nocturnes. Fin novembre, il est question d’une « épidémie de désertions » chez les harkis.

Le 5 janvier 1960, lettre de Raymond, un ami belge que Philippe et Bertrand ont tous deux connu à l’école d’agriculture : « Bertrand m’a parlé de toi, en me disant que tu était [sic] aux frontières algériennes le long d’un barrage (je ne sais lequel) et tu n’avais la frousse que de te faire bousiller des gars ! ». Des « gars », combien sont-ils sous le commandement du jeune sous-lieutenant de 21 ans, une trentaine ?

En janvier, nouveau déménagement plus au nord. Une lettre de sa mère datée du 25 janvier évoque la semaine des barricades qui a commencé la veille à Alger : « les nouvelles d’Algérie donnent un peu d’inquiétude ». À quel point les troupes en sont-elles informées ? Même si Philippe, comme de nombreux soldats, possède un « transistor », quelles sont les stations de radio qui peuvent être captées dans son bled ? Une lettre du 28 janvier informe qu’un de ses cousins était plus proche des événements : « Ghislain et son peloton sont affectés à la protection de la résidence de Delouvrier[6], il a vu de loin la bagarre de dimanche ».

Du changement de poste, une carte du Maréchal des Logis Delvoye, hospitalisé pour ascaridiose, parle en ces termes : « Mon Lieutenant, je crois que dans ce nouveau poste, vous n’avez pas la vie facile. Vous avez dû, enfin, faire connaissance du réseau » ; réseau, c’est le terme consacré pour désigner le barrage constitué de fils électrifiés situé sur la frontière et qu’il s’agit de surveiller. Une de ses sœurs précise : « Tu es dehors 1 nuit sur 4 ».

Régulièrement sa mère pose la question à Philippe : « Avez-vous de l’eau potable à discrétion ? » et lui propose de joindre des jus de fruits dans les colis qu’elle lui envoie. En effet, l’accès à l’eau dans les régions arides d’Algérie est difficile, mais profiter d’une eau de bonne qualité est encore plus compliqué. Le cas du M.D.L. Delvoye illustre le fait que les soldats sont exposés à des pathologies liées à l’absence d’eau réellement potable, une parasitose dans son cas. Celle qui deviendra la fiancée de Philippe est à l’époque élève-infirmière à la très select école de la Croix-Rouge des Peupliers à Paris (elle se souvient de la visite de Mmes de Gaulle et Houphouët-Boigny …) dit que le stage qui l’a marquée le plus est celui qu’elle a effectué dans le service de médecine de l’hôpital militaire du Val-de-Grâce : on y accueillait des soldats rapatriés d’Algérie infectés par le virus de la polio (présent dans l’eau contaminée) et que l’on maintenait vivants dans des poumons d’acier.

Devant le poste de Zaher, à gauche, Philippe

Le 7 mars, une lettre des parents de Philippe indique qu’ils ont pu localiser le dernier poste : « nous sommes enfin entrés en possession de la carte d’Algérie jusqu’alors en réimpression et avec quel intérêt – tu t’en doutes – nous avons découvert Sidi-Zaher ! ». Dans le même envoi, allusion à la deuxième tournée des popotes de De Gaulle : « Les journaux ou la radio nous parlent de l’Algérie, aujourd’hui encore le récit du voyage du Général de Gaulle dans l’Oranais nous fait penser que tu l’as peut-être vu ou tout au moins son hélicoptère ». C’est au cours de ce voyage que De Gaulle a eu ces mots « Une Algérie algérienne liée à la France » pour appeler aux négociations en vue d’aboutir à l’autodétermination. Une de ses sœurs s’interroge : « Les nouvelles dispositions que de Gaulle semble vouloir prendre vont-elles changer quelque chose pour vous ? »

Le printemps 1960 semble agité. Le courrier parle pour le mois de mars d’« encore bien des manifestations terroristes dans les nouvelles d’aujourd’hui », « on parle aujourd’hui dans les journaux d’un franchissement de la frontière à Muljal » et sa sœur de demander à propos de leurs parents : « Est-ce par gentillesse que tu les as ainsi tranquillisés ou n’es-tu vraiment pas trop exposé ? ». En avril : « Papa lit le journal. Il y voit le compte-rendu d’engagements près de Sebdou. Y avez-vous participé ? Y a-t-il des morts du côté français ? Il semble que Zaher soit un peu plus loin de là heureusement. ». Le 12 avril, la lettre d’un camarade postée d’Oran semble dire l’inverse : « J’espère que vous ne vous ennuyez pas trop avec ces jours d’observation et les patrouilles du barbelé sans intérêt. Le poste de Zaher doit être maintenant à peu près installé et il ne doit plus rester grand-chose à faire pendant les journées passées au poste ».

En mai, la famille exprime de nouveau son inquiétude : « Quels sont les incidents sur la frontière marocaine dont on parlait ces jours-ci dans les journaux ? », « les journaux parlent de captures de rebelles dans l’Oranie mais sans précisions ».

Tout cela montre les distorsions qui existent entre ce qui est exprimé par les soldats qui s’imposent une forme d’autocensure pour tranquilliser leurs proches, ce qu’en rapportent les journaux qui ne voient les opérations que de loin et la réalité de la vie de terrain qui est effectivement caractérisée par beaucoup de désœuvrement et d’ennui.

Au terme de nombreuses démarches, Philippe obtient une permission pour le mariage d’une de ses sœurs, il rentre en France pour 25 jours ce qui correspond dans le courrier à une ellipse entre la mi-juin et la mi-juillet 1960. Une lettre de sa mère datée du 23 juillet se fait l’écho d’une traversée difficile vers l’Algérie et d’une mauvaise nouvelle apprise par Philippe à son retour au poste : « Quelle vilaine impression t’aura fait l’annonce de la mort d’un de tes brigadiers ». On ne connaît pas les circonstances de la mort de ce brigadier, mais elle est la preuve que le danger existe dans ce secteur réputé plutôt calme.

La lettre suivante de sa mère date du 26 juillet : « (…) ta lettre nous relatant le petit accident de samedi (…). Le morceau fiché dans le mollet est-il extrait ? Ton œil est-il toujours soudé ? » L’accident a donc eu lieu le samedi 23 juillet. Ses sœurs parlent d’une hospitalisation à Tlemcen, l’une d’elles de s’inquiéter : « est-ce simplement quelques éclats de pierre ? ».

Le 5 août, un camarade du poste de Zaher lui écrit à l’hôpital et lui parle de sa permission de convalescence : « (…) tu as le droit à un passage gratuit pour ton voyage aller-retour en France, parce qu’il s’agit d’une blessure de guerre (…) » ; suivent des indications concernant l’obtention de ce passage gratuit. La guerre, c’est aussi le fonctionnement d’une administration avec son lot de paperasserie… Plus surprenants sont les propos du S-Lt Pierre Maurice et sa liberté de ton lorsqu’il explique à son camarade blessé les changements qui attendent leur escadron : « Nous avons fait aujourd’hui, à 2 jeeps, le Lt Guillemet et moi + Brard et Louis, une grande randonnée. (…) ceci pour aller reconnaître le nouveau poste (…) : « Bordj Ruiné (…). Inutile de te dire que nous sommes tous consternés et furieux, que l’ensemble du régiment a le moral bien bas devant l’énormité que vient de commettre le Lt Colonel Lefèbvre avant de s’en aller – toujours très content de lui, bien sûr. C’est un semeur de M… de 1ère classe, il embête tout le monde et provoque une immense pagaïe et un gaspillage formidable juste pour son départ. Évidemment les locaux de Bordj ruiné sont minables, pas construits ou démolis, les chasseurs y campaient comme de mauvais romanichels (Ah ! Ils sont beaux nos régiments d’Afrique !) on pourra à peine installer un peloton par-ci un peloton par-là, tout est à refaire ! (…) Dans quel régiment – bordel – sommes-nous tombés ! ».

Nouvelle ellipse dans le courrier correspondant à la deuxième quinzaine d’août. Le 18 août, un oncle lui écrit chez ses parents : « (…) je tenais à te dire notre affection à l’occasion de l’accident dont tu as été victime, j’apprends avec plaisir que tu es de retour à Canny. Profite bien de ta permission de convalescence. J’espère que tu ne garderas pas de traces pénibles ou désagréables de l’éclatement de cette foutue mine ».

Reprise du courrier maternel le 30 août : « Nous te pensons bien rentré. (…) Pour la dernière fois tu reprends contact avec l’Algérie et avec tes hommes sûrement heureux de te retrouver ». Suit un petit couplet teinté de morale chrétienne : « Je suis sûre que ces 2 ans n’ont pas été sans te marquer et sans t’apporter une amélioration personnelle, fruits des sacrifices qu’ils t’ont imposés. C’est là vraiment un des beaux côtés de la jeunesse actuelle parfois dénigrée, que le chic avec lequel elle fait simplement son devoir ! ». Encore moins dans cette famille que dans une autre, il n’est question de remettre en cause l’obligation militaire des jeunes hommes et la participation à ce conflit. Le Lt Jean Pisier, jeune oncle tombé au combat le 6 juin 1940, est le modèle implicitement donné en exemple : « Je fais de tout mon cœur au Bon Dieu le sacrifice total ; je le fais joyeusement pour la France et pour notre famille. »[7] a-t-il écrit peu de temps avant sa mort.

La vie en Algérie reprend pour Philippe avec l’installation dans un campement sous la tente près d’El Aricha, probablement à Bordj Ruiné, où « les conditions de vie sont plus dures ».

À partir du 17 octobre 1960, Philippe reçoit un flot de lettres. Il a fait part de la citation à l’ordre de la Division dont il a fait l’objet, l’action qui lui a causé sa blessure lui vaut d’être décoré de la Croix de la Valeur militaire avec étoile d’argent. Les félicitations se multiplient, la fierté s’exprime, les termes « sens du devoir » reviennent de nombreuses fois. « Je veux t’envoyer sans tarder nos très affectueuses félicitations. Nous partageons la joie et la fierté de tes chers parents, car cet honneur est un peu celui de toute la famille ! Tu caches avec tant de modestie les belles qualités qui t’ont valu une telle citation qu’il est bien juste qu’elles soient proclamées et sanctionnées par une décoration très méritée ! Nous continuerons à invoquer chaque jour ton saint Patron à ton intention. Qu’il protège mon cher grand neveu pendant ces deux derniers mois. » lui écrit une de ses tantes. Cette décoration est une nouveauté : officiellement les événements d’Algérie ne sont pas la guerre, les actions d’éclat ne peuvent pas être récompensées par la Croix de Guerre, d’où la création en 1956 de la Croix de la Valeur militaire[8].

Le 8 novembre 1960, sa mère écrit : « Que pensez-vous du discours de vendredi, pas mal sont déçus ? ». C’est une allusion à l’allocution télévisée de De Gaulle du vendredi 4 novembre[9]. Ses propos se font plus précis en faveur de l’autodétermination et de l’organisation d’un référendum : « Reste à régler l’affaire algérienne. (…) C’est aux Algériens de décider de leur destin. »

Dans ce discours, De Gaulle appelle à la table des négociations « les dirigeants de l’organisation extérieure de la rébellion » et complète : « mais je n’y ai mis qu’une seule condition, aux pourparlers dont je parle, c’est que l’on s’accorde pour cesser de s’entretuer. Mais les dirigeants rebelles, installés depuis six ans en dehors de l’Algérie, (…) se disent être les représentants de la République algérienne, laquelle existera un jour mais n’a encore jamais existé. (…) Ils prétendent ne faire cesser les meurtres que si au préalable nous ayons, avec eux seuls, réglé les conditions du référendum. »

Visiblement, un terrain d’entente n’a pas encore été trouvé quand ma grand-mère écrit le 5 décembre : « La TSF de ce soir annonce l’échec d’un passage des fellaghas à la frontière marocaine, sans dire où. 63 tués, a-t-on dit, et 17 blessés. Sans doute, y a-t-il des pertes parmi nos soldats. » Et plus loin : « Que signifie la disparition de Lagaillarde, en Espagne sans doute, et le voyage de De Gaulle ? ».

Pierre Lagaillarde, député d’Alger, a été arrêté à la suite de son implication dans la semaine des barricades de janvier 1960. À l’approche de son procès, il a été libéré sur parole et en a profité pour s’enfuir à Madrid. C’est de là, avec le Gal Salan et Jean-Jacques Susini, qu’il participe à la création de l’OAS. C’est de l’extérieur que s’organise une autre forme de rébellion qui constituera le deuxième front contre lequel le gouvernement doit lutter et qui débouchera sur le putsch des Généraux du 22 avril 1961. En attendant, De Gaulle se rend à nouveau en Algérie pour tenter d’expliquer son programme. À Tlemcen, où il est plutôt bien accueilli et dans le calme, il appelle «la communauté musulmane algérienne » et « la communauté de souche française et européenne qui est en Algérie » à coopérer fraternellement pour bâtir « l’Algérie nouvelle, l’Algérie de demain[10] ». À Alger, les manifestations dégénèrent ; la violence émane d’abord et surtout du camp des partisans de l’Algérie française puis de celui des partisans du FLN[11].

Philippe a-t-il suivi les événements ? Mentalement, il est sans doute davantage occupé par la perspective de son retour définitif en France. Son ami Pierre Bernard, en poste quant à lui dans le Sahara, lui a écrit le 11 décembre : « Tu vas certainement embarquer pour la France vers le 20 décembre, ce qui te fait 10 au jus, même pas. »

Les deux dernières lettres reçues là-bas, de sa mère et de sa sœur, datées du 13 décembre, évoquent le voyage présidentiel en Algérie et la tenue du référendum à venir, mais elles sont surtout porteuses de la joie que procureront les retrouvailles toutes proches.

Ici s’achève le « morceau » du Sous-Lieutenant Philippe Delignières en Algérie.

Pour accéder à la deuxième partie :

Annexe                                                                                                                                                                                                                                           

Chronologie des événements d’Algérie de septembre 1959 à décembre 1960[12]

1959 :

16 septembre : le général de Gaulle annonce le principe du recours à l’autodétermination pour les Algériens par voie de référendum.

19 septembre : Georges Bidault forme le Rassemblement pour l’Algérie française.

28 septembre : réponse évasive du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA) au discours du 16 septembre du général de Gaulle.

16 décembre : début de la réunion à Tripoli du Comité National de la Révolution Algérienne (CNRA).

1960 :

13 janvier : démission d’Antoine Pinay, ministre des finances et des affaires économiques.

18 janvier : le général Massu est remplacé par le général Crépin à la tête du corps d’armée d’Alger.

24 janvier : début de la semaine des barricades.

28 janvier : Paul Delouvrier et le général Challe quittent Alger.

1er février : le camp retranché des Facultés, dirigé par Pierre Lagaillarde, se rend. Fin des barricades.

2 février : l’Assemblée nationale vote les pouvoirs spéciaux pour un an.

5 février : Jacques Soustelle quitte le gouvernement.

10 février : création, par le gouvernement, d’un Comité des affaires algériennes. Suppression des services d’action psychologique des armées.

24 février : découverte du réseau Jeanson de soutien au FLN.

3-5 mars : deuxième tournée des popotes. De Gaulle parle « d’Algérie algérienne ».

30 mars : le général Challe est remplacé par le général Crépin.

10 juin : Si Salah, chef de la wilaya 4, est reçu à l’Élysée.

14 juin : dans une déclaration, de Gaulle offre aux chefs de l’insurrection de négocier.

25-29 juin : pourparlers de Melun, qui échouent

5 septembre : procès du réseau Jeanson. Publication du Manifeste des 121 sur le droit à l’insoumission.

3 novembre : début du procès des barricades

4 novembre : discours du général de Gaulle ; allusion à une « République algérienne, qui existera un jour ».

22 novembre : Louis Joxe est nommé ministre des Affaires algériennes.

24 novembre : Jean Morin est nommé délégué général en Algérie, en remplacement de Paul Delouvrier.

9-13 décembre : voyage du général de Gaulle en Algérie. Violentes manifestations européennes. Première manifestation spontanée d’Algériens en faveur du GPRA.

19 décembre : l’Assemblée générale de l’ONU reconnaît le droit de l’Algérie à l’indépendance.


[1] https://www.vie-publique.fr/rapport/278186-rapport-stora-memoire-sur-la-colonisation-et-la-guerre-dalgerie

[2] https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/algerie/algerie-le-president-algerien-exige-de-paris-le-respect-total-de-l-etat-algerien_4803143.html

[3] https://www.rfi.fr/fr/afrique/20211210-la-france-ouvre-en-avance-les-archives-nationales-sur-la-guerre-d-alg%C3%A9rie

[4] Raphaëlle Branche, « Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? » Enquête sur un silence familial, La Découverte, 2020

[5] Raphaëlle Branche, op. cit. p. 205

[6] Paul Delouvrier a été nommé le 19 décembre 1958 par le Général de Gaulle Délégué général du gouvernement en Algérie. Il est chargé, en particulier, de la mise en œuvre du Plan de Constantine.

[7] http://histoiresdenosfamilles.fr/milis_familles/lieutenant_jean_pisier.html Jean Pisier est le petit-fils de Noémie Goret et comme elle il est enterré dans le caveau familial. S’il pensait choisir la carrière militaire lors de sa participation à la Deuxième guerre mondiale, sa formation l’a préparé lui aussi à devenir agriculteur. Il devait s’installer à Rouvroy, ferme qui sera finalement celle de Philippe à son retour d’Algérie.

[8] DÉCRET N° 56-371 portant création d’une croix de la Valeur militaire

[9] https://fresques.ina.fr/de-gaulle/fiche-media/Gaulle00216/allocution-du-4-novembre-1960.html

[10] https://fresques.ina.fr/de-gaulle/fiche-media/Gaulle00062/voyage-a-tlemcen.html

[11] https://fresques.ina.fr/independances/fiche-media/Indepe00062/le-voyage-du-general-de-gaulle-et-les-manifestations-europeennes-et-musulmanes-decembre-1960.html

[12] Tiré de Mohammed Harbi et Benjamin Stora, La Guerre d’Algérie, 1954-2004 : la fin de l’amnésie, Paris, Robert Laffont, 2004, pp. 686-687.                                                                                                                                                                                                                                           

L’album d’Histoire de Noémie

Cest un album relié de cuir rouge, doré sur tranche et retenu fermé par deux petites attaches en laiton. Sur la couverture, écrit à la feuille d’or : « Noémie Goret, élève de la Visitation d’Amiens ». À l’intérieur, sur des pages en papier crème épais, élégamment et proprement calligraphié à la plume et à l’encre bistre, apparaît le titre : « Tableau chronologique et synchronique d’histoire universelle ». Une histoire mondiale depuis la création du monde en l’an 4963 avant Jésus-Christ jusqu’à la proclamation de l’Édit de Nantes en 1598 et l’établissement des Anglais en Terre de Baffin en 1599.

Amusée d’abord par la nature de l’objet et par son contenu, j’ai ensuite condamné à des années de réclusion dans une armoire cet héritage qui avait acquis un statut de relique.

Récemment, une discussion au sujet de l’Église catholique et du modernisme m’a rappelée l’existence de cet ouvrage, témoin de la manière dont on envisageait l’histoire et son enseignement dans un pensionnat religieux dans la deuxième moitié du XIXe siècle.

Il n’est plus personne pour me confier ses propres souvenirs de Noémie, née en 1849 dans une famille de cultivateurs aisés de la Somme et enterrée dans le caveau familial. Mais son album, son écriture si soignée sur 245 pages, m’amènent à imaginer les qualités qui durent être celles de cette adolescente, l’application de la jeune fille à qui il devait être question de prodiguer la meilleure éducation qui fût. Son album ne contient aucune indication qui nous apprenne à quelle date précise il a été rédigé, mais il est raisonnable de penser que ce travail a dû s’étaler sur plusieurs années scolaires, autour de l’âge de ses 15 ans vers 1860.

Plus ou moins contemporaine d’Emma Bovary, rien ne permet de penser qu’elle ait eu comme le personnage de Flaubert l’imagination enflammée par des romans d’amour, découverts et lus en cachette au pensionnat. En 1873, munie de sa bonne éducation, elle a épousé son cousin éloigné Émile Goret, probable mariage de raison ; elle était fille unique, c’était donc un bon parti … Elle a quitté Framerville pour Rouvroy-en-Santerre, parcourant 11 kilomètres. Elle a mis au monde deux enfants, Joseph et Marie. C’est mon arrière-arrière-grand-mère.

Suivant le fil rouge de son minutieux travail de copiste, interrogeons-nous sur le contexte de sa réalisation.

Que savons-nous de cette institution, le couvent de la Visitation d’Amiens ? Que pouvons-nous connaître de l’éducation offerte aux jeunes filles de bonnes familles au XIXe siècle ? Parmi les disciplines enseignées, quelle place pour l’histoire et que nous apprend son album sur la manière dont l’Église catholique envisage l’histoire sacrée et profane à l’époque où la paléontologie et la théorie de l’évolution remettent en cause la création du monde telle qu’elle est enseignée à Noémie ?

1. Éducation des filles et pensionnats religieux au XIXe siècle

Noémie a quitté la maison de la ferme familiale à Framerville. La voici pensionnaire au couvent de la Visitation d’Amiens. Quelle est alors la réputation de l’établissement ?

Il y a de la concurrence : au lendemain de la Révolution française, en 1801, les Dames du Sacré-Cœur ont ouvert leur tout premier établissement à Amiens ; la congrégation qui se consacre à l’éducation des jeunes filles en suivant le modèle jésuite est connue pour attirer les demoiselles de l’élite[1]. Les parents de Noémie ont dû penser que les Visitandines, congrégation fondée au XVIIe siècle par François de Sales et Jeanne-Françoise de Chantal[2], offriraient un meilleur environnement à leur fille. Mais Noémie et Émile, quant à eux, choisiront pour leur fille Marie le pensionnat du Sacré-Cœur d’Amiens plutôt que la Visitation, est-ce à dire que Noémie n’en avait pas gardé très bon souvenir ?

Créé à la fin des années 1640, le couvent de la Visitation d’Amiens a fermé à la suite de la promulgation du décret de la Convention du 18 août 1792[3] qui interdit tout exercice aux congrégations enseignantes ou hospitalières.

L’ordre de la Visitation est rétabli en 1805 sur décision de Napoléon. À partir de 1839, la congrégation fait construire à Amiens un nouveau couvent[4] sur un vaste terrain un peu excentré et situé au sud de la ville, à proximité du quartier Henriville alors en plein développement et toujours connu aujourd’hui pour son caractère cossu. Les travaux s’étalent jusqu’en 1865, c’est donc dans un établissement neuf qu’est installée la jeune pensionnaire.


Visitation Sainte-Marie. Plan du rez-de-chaussée, dessin par J. Herbault, 1839-1841

2. Idées reçues et réalités sur l’éducation des jeunes bourgeoises

Il est convenu de donner une représentation de l’éducation des jeunes filles du XIXe siècle qui repose sur un certain nombre d’idées communes, dont celle d’une éducation vouée uniquement à les préparer à leur rôle de femmes au foyer, en insistant sur la volonté de l’Église catholique de les maintenir dans cette situation : ce n’est pas faux mais c’est sans doute incomplet.

Peu d’historiens se sont penchés sur la question de l’éducation secondaire des jeunes filles au XIXe siècle ; on s’en tient généralement à une historiographie héritée de l’époque de la IIIe République qui dénonce les effets nocifs d’une éducation excessivement religieuse des jeunes filles, qui faisait d’elles des piliers indéfectibles d’une Église catholique adversaire de la République. Il a fallu que ce soit une historienne américano-française, Rebecca Rogers[5], qui nous apporte un regard décentré avec une étude détaillée qui permet de compléter et dépasser les idées reçues.

Voici la situation telle qu’elle se présente au lendemain de la Révolution française. Napoléon Bonaparte a voulu la création des Lycées de garçons pour donner une élite dirigeante bien formée à la Nation ; pour les filles, la question ne se pose même pas, ou alors pas dans les mêmes termes. En effet, Napoléon Ier est aussi à l’origine de la création des Maisons d’éducation de la Légion d’honneur[6], destinées à prendre en charge les filles, souvent orphelines, de ses meilleurs soldats. Selon les mots de l’empereur au Grand Chancelier de la Légion d’honneur : « La faiblesse du cerveau des femmes, la mobilité de leurs idées, leur destinée dans l’ordre social, la nécessité d’une constante et perpétuelle résignation et d’une sorte de charité indulgente et facile, tout cela ne peut s’obtenir que par la Religion, une religion charitable et douce »[7].

Le ton est donné : après les désordres révolutionnaires, il s’agit de s’appuyer sur la Religion pour rétablir l’ordre et la vertu, et cela en comptant sur les femmes. Ce mot d’ordre demeure pratiquement inchangé tout au long du XIXe siècle, quels que soient le régime ou les soubresauts politiques. À cette date, la Religion se pratique majoritairement au sein de l’Église catholique, apostolique et romaine à qui le concordat de 1801 a redonné plus qu’une légitimité. Les femmes deviennent les auxiliaires des curés dans l’entreprise de rechristianisation de la France qui doit conduire à la régénération de la société.

Pour cela, il convient qu’elles reçoivent une éducation religieuse et intellectuelle sérieuse, dans le rejet des pratiques de ces femmes de l’Ancien régime, ces coquettes élevées dans les couvents, ces salonnières qui ont contribué à la décadence de la société et à l’avènement de la Révolution ; à cette époque, Marie-Antoinette fait figure de repoussoir.

Dans son roman Béatrix publié en 1839, Balzac a peint d’intéressants portraits de femmes. À côté d’un personnage masculin, Calyste du Guénic, provincial naïf et pleurnichard, Balzac déroule un catalogue de femmes-types de la première moitié du XIXe siècle. Le personnage éponyme, Béatrix marquise de Rochefide est la coquette sans morale qui pervertit le jeune chevalier. Félicité des Touches, alias Camille Maupin, écrivain, est celle qui l’éveille aux choses de l’esprit et se sacrifie en renonçant au jeune homme qu’elle aime. Fanny baronne du Guénic et Sabine de Granlieu sont la mère et l’épouse bienveillantes, chastes et pieuses. La vieille Mademoiselle du Guénic est la tante pragmatique en charge de la bonne gestion des biens familiaux. Aurélie Schontz est une demi-mondaine, orpheline d’un officier d’empire qui utilise le capital de formation acquis à la Maison d’éducation de la Légion d’honneur de Saint-Denis pour se faire une situation. Voilà de quoi se faire une conception moins uniforme des femmes de l’élite du XIXe siècle et de comprendre en quoi leur éducation a pu représenter un enjeu important pour l’Église catholique et la société.

Loin de refuser de donner une éducation aux jeunes filles[8], les institutions de l’Église la promeuvent.

Nous l’avons vu, les pensionnats religieux se multiplient, de même que les établissements tenus par des maîtresses laïques mais dans lesquels l’enseignement religieux tient une grande place (à l’époque de l’éphémère IIe République, la loi Falloux de 1850[9] accorde aux établissements libres de larges prérogatives).

Ces deux types d’établissements appartiennent au secteur privé, ils viennent combler un vide laissé par l’État qui ne semble pas juger prioritaire, ou n’a pas les moyens, de créer un enseignement secondaire pour les filles. En effet, on n’imagine pas qu’elles puissent faire carrière ou avoir elles-mêmes besoin d’assurer leur existence. Il est intéressant d’observer le paradoxe suivant : les pensionnats laïcs sont créés par des professionnelles de l’enseignement pour gagner de quoi vivre, alors même que leur objectif est de former leurs élèves à n’être que de bonnes épouses et mères, pieuses et dispensatrices d’une bonne influence sur leurs maris et d’une bonne éducation pour leurs enfants dont elles sont les premières institutrices[10].

Bien sûr, les arts d’agréments (musique, danse, dessin) et l’apprentissage de savoir-faire pratiques (couture, broderie) font partie des enseignements, ils sont même réclamés par les parents ; de même, les jeunes filles se rendent quotidiennement à la chapelle, les familles, même peu pratiquantes, voient dans une éducation religieuse un gage de moralité.

D’évidence, l’exemple de Noémie qui étudie l’histoire nous apprend que ce ne sont pas les seules occupations. En l’absence d’un examen comme le baccalauréat auquel les filles pourraient se présenter, il n’y a pas de programme d’études officiel auquel se référer. Les filles n’ont pas accès aux mêmes contenus d’enseignement que les garçons (littérature mais pas de lettres classiques, histoire religieuse et profane, pas de philosophie, quelques rudiments de sciences et de langues étrangères) ; en milieu bourgeois, s’il s’agit d’en faire des compagnes cultivées qui puissent soutenir la conversation de leurs époux et briller auprès de leurs relations, il ne faut pas qu’elles en soient les concurrentes. Mgr Félix Dupanloup, impliqué dans les questions éducatives, veut des femmes instruites par peur du « divorce intellectuel » qui pourrait éloigner les époux l’un de l’autre et par là saper les fondements de la famille, cellule de base de la société[11]. Et quand, en 1867, au moment où le Second Empire tente de prendre un virage libéral, Mgr Dupanloup s’oppose à Victor Duruy et à son projet de créer des cours publics pour les jeunes filles, ce n’est pas qu’il ne veuille pas pour elles d’une éducation sérieuse mais c’est qu’il s’inquiète de les voir exposées au contact de professeurs masculins et que, surtout, il craint qu’une mainmise de l’Université et des libres-penseurs sur leur éducation ne les détourne de la foi chrétienne ; il s’inquiète aussi de la possibilité d’une remise en question de la loi Falloux qui fait la part belle à l’enseignement congréganiste[12].

Nous voici arrivés au point de bascule où l’éducation secondaire des jeunes filles devient un enjeu. D’un côté, il faut les maintenir dans le camp de l’Église dont elles sont les meilleurs apôtres et de l’autre, il faut les soustraire à l’obscurantisme religieux. De Victor Duruy, on passe au Républicain Camille Sée dont le projet, en 1880, de création des collèges et lycées publics pour jeunes filles se fonde sur le rapport de Paul Broca, celui-là même pour qui le volume inférieur du cerveau des femmes et des Noirs signifiait leur intelligence inférieure à celle des mâles blancs : « Messieurs, la pensée qui a inspiré le projet de loi soumis aux délibérations du Sénat est de celles qui s’imposent à tous les esprits éclairés dans une nation civilisée. Elle n’est pas politique, elle est sociale dans la plus haute et la plus pure acception du mot, car la société repose sur la famille, et la famille est ce que la fait la femme. Pendant que l’homme lutte et travaille au dehors, la femme élève les enfants. Comme elle a allaité leur corps, elle allaite leur esprit ; elle est leur première et quelques fois leur seule institutrice ; elle cultive leurs facultés, développe leurs sentiments, leurs goûts, leurs idées morales ; elle les prépare à la vie pratique, et la société les reçoit de ses mains tout imprégnés de ses leçons et de ses exemples, dont le souvenir est plus durable que tout autre. (…) Et puisque tous les partis politiques s’accordent dans la même pensée sur l’utilité des bonnes mœurs, ils ne sauraient différer d’avis sur l’utilité de l’instruction des femmes »[13].

Rien de bien neuf, le cours de morale se substitue à l’enseignement religieux et la fonction des femmes reste la même : être des éducatrices dont la nouvelle mission sera désormais de porter la bonne nouvelle républicaine. Faut-il considérer comme flatteur de voir reconnu l’énorme pouvoir d’influence détenu par les femmes et s’amuser de l’inquiétude que ce pouvoir provoque chez les hommes ? Ou faut-il admettre que les établissements qui sont créés à leur intention par la IIIe République ne sont pas encore une porte largement ouverte sur leur émancipation ? Entrer dans l’évocation des luttes féministes qui naissent au XIXe siècle nous emmènerait trop loin mais on peut observer que le combat pour l’obtention du droit de vote se heurte à la résistance de parlementaires de tous bords, monarchistes et cléricaux comme républicains, au nom de la place de la femme, toujours située au foyer[14], alors même que la société industrielle et commerciale emploie une main d’œuvre féminine toujours plus nombreuse.

Les établissements catholiques sont-ils touchés par les bouleversements qui gagnent le champ scientifique, et plus particulièrement celui des sciences naturelles ? C’est bien dans ce domaine que les pourfendeurs d’un enseignement confessionnel jugé obscurantiste vont pouvoir trouver des arguments pour le dénoncer.

3. De l’histoire telle qu’elle est enseignée par l’Église dans la seconde moitié du XIXe siècle aux découvertes qui remettent en cause le récit biblique

En effet, la condamnation de Galilée en 1633 par la Sacrée Congrégation de l’Inquisition de l’Église catholique est utilisée par les Républicains et les anticléricaux pour nous rappeler que cette dernière n’est guère favorable au progrès scientifique qui remet en cause le monde tel qu’il est envisagé en se fondant sur le récit biblique et le géocentrisme hérité d’Aristote et de Ptolémée. L’Église s’est ensuite montrée fort peu perméable aux idées des Lumières. La période révolutionnaire favorable au développement des sciences, en même temps qu’elle est vue comme persécutrice de la religion catholique, ne favorise pas le désir de l’Église d’investir le champ scientifique. La Congrégation de l’Inquisition et la Congrégation sacrée de l’Index sont des institutions toujours actives au XIXe siècle et elles veillent à la conformité des découvertes avec le dogme catholique. Mais voilà, c’est en fait beaucoup plus compliqué que l’on peut l’imaginer car de nombreux scientifiques auteurs de découvertes ou de théories sont sinon des clercs au moins des laïcs catholiques soucieux de ne pas rompre avec l’Église.

L’album de Noémie n’est pas un cahier de catéchisme. En juxtaposant l’histoire sacrée et l’histoire profane, il fait du récit biblique un matériau historique fiable, ce qui apparaît dans l’utilisation de dates précises : 4963 av. J.C. pour la création du monde, 3308 av. J.C. pour le déluge ou encore 2296 av. J.C. pour la vocation d’Abraham. Moïse est considéré comme l’auteur du Pentateuque et ces dates ont probablement été établies à partir des calculs effectués au XVIIIe siècle par le moine bénédictin Charles Clémencet[15]. En l’absence d’éléments concrets démontrant la fausseté de cette chronologie, il n’y avait pas lieu de la remettre en question.

Pourtant, à Abbeville, non loin d’Amiens, Jacques Boucher de Perthes a fait des découvertes qu’il consigne dans un mémoire intitulé De l’industrie primitive commencé en 1840. Ses fouilles l’ont amené à découvrir côte à côte des outils en silex et des restes de grands mammifères qu’il date du Pléistocène (« entre 1,87 million et 10 000 ans avant notre ère »)[16], ce qui lui permet de définir une époque antédiluvienne où mammouths et humains cohabitaient, situation tenue jusque lors pour impossible. Les découvertes archéologiques et la paléontologie bousculent ce qui était considéré comme intangible. En 1859, des géologues anglais viennent dans la Somme et confirment que les intuitions du savant amateur qu’est Boucher de Perthes sont justes.

La même année, un autre Anglais, Charles Darwin, publie De l’origine des espèces, provoquant la controverse que l’on sait. Avant lui, Jean-Baptiste de Lamarck s’était déjà éloigné du principe du fixisme des espèces qui coïncide avec le plan divin de création du monde en six jours, fixisme auquel Cuvier, quant à lui, n’a pas renoncé. Les idées de Lamarck permettent de dessiner un premier transformisme ; pour lui, les êtres vivants deviennent plus complexes, se dotent d’organes nouveaux pour s’adapter à un changement de comportement lié à un nouveau milieu de vie, idées qu’il prend soin d’emballer de précautions oratoires pour ne pas être accusé de priver Dieu de son rôle de créateur[17].  Cette théorie « fonctionnaliste »[18], est niée par Darwin qui la remplace par le principe de la sélection naturelle qui veut que seuls les individus les « mieux transformés » se reproduisent abondamment.

Impossible pour l’Église d’admettre une invalidation de la parole divine qui minerait l’autorité de ses institutions. Il faut donc trouver le moyen de s’adapter, de faire en sorte que les découvertes scientifiques puissent coller à la tradition et aux dogmes, c’est ce que l’on appelle le « concordisme biblico-scientifique »[19]. Les défenseurs de cette théorie reprennent l’idée défendue par Buffon et Cuvier de la correspondance des six jours de la Création avec six couches géologiques équivalant à six périodes ; l’idée que les jours dont il est question dans la Genèse durent plus que vingt-quatre heures et recouvrent une amplitude indéterminée avec précision est admise. Les détails donnés dans le texte biblique sont agencés par les savants catholiques de manière à démontrer qu’ils s’accordent parfaitement avec ce que la recherche scientifique met au jour. En France, un des représentants de cette école concordiste est l’abbé François Moigno, mathématicien et jésuite, auteur de Les splendeurs de la foi. Accord parfait de la révélation et de la science, de la foi et de la raison [20]. S’opposant à Darwin, Moigno reste fermement attaché au fixisme des espèces et à la rédaction mosaïque de la Bible. Pour lui, il est certain que l’humanité ne descend que d’un couple unique (monogénisme) puisqu’il n’y a qu’une seule espèce humaine et si l’on découvre des restes d’hominoïdes qui seraient apparus avant la date officielle de la création du monde, ce sont des primitifs mais certainement pas des humains créés à l’image de Dieu, descendants d’Adam et Ève.

Darwin n’apporte pas les preuves de sa théorie ce qui rend les réfutations comme celles de l’abbé Moigno encore défendables. Cependant, des intellectuels catholiques sont sensibles aux thèses évolutionnistes. C’est le cas par exemple de l’Anglais St-George Mivart[21], converti au catholicisme. Médecin et biologiste, il est séduit par les thèses de Darwin avant d’en faire une critique car il les juge insuffisantes pour expliquer l’évolution de l’intelligence qui appartient en propre à l’humain et qui permet de le différencier des autres espèces animales.

Après le rattachement des États pontificaux au royaume d’Italie en 1870, le pape perd l’assise temporelle de son pouvoir, ce que l’on tente de compenser par le développement de son autorité morale et spirituelle ; l’Église romaine veut étendre son magistère à l’ensemble des Églises catholiques du monde. Dans ce contexte, l’Église catholique romaine adopte le dogme de l’infaillibilité pontificale et veut renforcer l’uniformisation de sa doctrine. Une série d’encycliques et de textes (encyclique Quanta Cura, Syllabus …) traitant du rapport avec les sciences modernes fournissent les recommandations et les interdictions avec lesquelles doivent composer les savants catholiques.

En France, le dominicain Dalmace Leroy[22], philosophe de formation, se montre très intéressé par la biologie et les débats liés à l’évolutionnisme. Il s’inquiète de l’image donnée par une Église arc-boutée sur des positions dépassées, la ramenant dans la situation de l’affaire Galilée. Son objectif est de contrecarrer les arguments des évolutionnistes matérialistes et athées pour qui la vie est apparue sur Terre sans intervention divine. Ce qui est intéressant à son sujet, c’est que l’une de ses publications, L’évolution restreinte aux espèces organiques[23], a fait l’objet en 1894-1895 d’un examen par la Congrégation sacrée de l’Index. Comme Mivart, le P. Leroy ne défend pas les idées de Darwin telles quelles. Il cherche à en donner une version catho-compatible qui repose sur les deux points suivants : l’homme n’est complètement créé (corps et âme) que lorsque Dieu lui a insufflé le souffle de vie ; le matériau dans lequel Dieu insuffle l’Esprit de vie a peut-être été « préparé » par l’évolution, il parle alors d’« humanité dégagée de sa chrysalide animale »[24]. Considérations bien prudentes mais qui valent malgré tout au P. Leroy d’être dénoncé à la Congrégation sacrée de l’Index. Débute une longue procédure, au cours de laquelle six rapports différents sont établis. Un premier rapport rédigé par le franciscain Teofilo Domenichelli juge l’ouvrage conforme à l’encyclique Providentissimus Deus[25] dans laquelle le pape Léon XIII définit les conditions de l’exégèse biblique dans le contexte de la mise à l’épreuve des textes saints à l’aune des sciences et du rationalisme. Malgré sa recommandation de ne pas condamner l’ouvrage, les rapports suivants – dont les rédacteurs sont des opposants à l’évolutionnisme – débouchent sur un jugement négatif : le livre est condamné et le P. Leroy doit se rétracter publiquement par voie de presse. C’est une décision bancale car le décret de la condamnation n’est pas publié, comme l’est la position du Vatican qui n’a jamais publié de texte officiel déclarant la théorie de l’évolution comme étant fausse ou incompatible avec la doctrine catholique.

4. La crise moderniste

Il en est un autre qui ose s’aventurer plus loin, c’est le P. Alfred Loisy, élément déclencheur de la crise moderniste en 1902. Prêtre originaire du diocèse de Châlons-sur-Marne, il se forme dans différentes disciplines, dont l’hébreu et l’assyriologie (alors une science en plein essor, dans laquelle s’investissent de nombreux religieux[26]), ce qui l’amène à enseigner l’exégèse biblique à l’Institut catholique de Paris, en utilisant la méthode historico-critique. Les cours qu’il dispense tiennent compte des récentes découvertes archéologiques réalisées au Proche-Orient, en témoigne cet ouvrage publié en 1892, Les Mythes Chaldéens de la Création et du Déluge. Il est soutenu par Mgr d’Hulst, recteur de l’Institut catholique de Paris plutôt libéral et organisateur du Congrès scientifique international des catholiques en 1888. Progressivement, dans ses écrits, il en vient à dissocier Jésus en tant que personnage divin et comme figure historique qu’il replace dans le contexte de la Judée romaine. Il remet en cause la croyance en l’idée que les évangiles sont directement inspirés par Dieu et estime que, tels qu’ils nous sont parvenus, ils portent la trace de ceux qui les ont transmis. Faisant le parallèle avec l’évolution des espèces, il pense que de même le christianisme est soumis à une forme de mouvement, de développement : « Regardons vivre la religion chrétienne, et voyant ce dont elle a vécu depuis le commencement, ce par quoi elle se soutient, notons les traits principaux de son existence séculaire, persuadés qu’ils ne perdent rien de leur réalité ni de leur importance pour se présenter à nous aujourd’hui sous les couleurs qui sont celles d’autrefois. En réduisant le christianisme à un seul point, à une seule vérité que la conscience de Jésus avait perçue et révélée, on protège bien moins qu’on ne croit la religion contre toute attaque attendu qu’on la prive à peu près de tout contact avec la réalité, de tout appui dans l’histoire et de toute garantie devant la raison. »[27] Ces propos sont tirés de L’Évangile et l’Église, qui avec d’autres de ses publications lui valent mise à l’index et excommunication. En devenant objet de l’Histoire, le christianisme échappe au contrôle unique de l’Église[28]. La tentation de faire des évangiles des textes littéraires soumis à l’étude comme les autres est dénoncée comme les privant de leur qualité de textes inspirés, source de spiritualité. La conclusion papale est donnée par Pie X en 1907 dans l’encyclique Pascendi Dominici gregis[29] qui dénonce le modernisme (le mot est créé à cette occasion) comme la synthèse de toutes les hérésies.

La famille Goret à Rouvroy en 1898,
assise à gauche, Noémie.

Quels échos de ces controverses sont parvenus à Noémie devenue maîtresse de maison ? Sans doute sont-ils très faibles … L’année 1902 est liée aux préparatifs du mariage de sa fille Marie, auxquels s’ajoutent le souci d’un été pourri : à la date de la cérémonie, le 14 septembre, la moisson n’est pas terminée. En matière de pluie et de beau temps, la science n’est pas d’un grand secours, l’est-elle beaucoup plus pour les questions de religion et de foi ? …

Au XXe siècle, l’Église romaine a continué à se méfier de ses ecclésiastiques soucieux de participer à l’approfondissement des connaissances scientifiques et à l’adaptation au monde moderne : des hommes comme les Pères Lagrange, Yves Congar, Henri de Lubac, Teilhard de Chardin, entre autres, en ont fait les frais ; de même que ceux qui se sont lancés dans l’aventure des prêtres ouvriers[30]. Pour ceux qui sont nés après le concile Vatican II, ces questions ont quelque chose de suranné : on ne les a jamais conduits à penser autrement que c’est bien la terre qui tourne autour du soleil, que le récit de la Création contenu dans la Genèse est à considérer comme symbolique et que la théorie de l’évolution est « plus qu’une hypothèse »[31].

Un texte de la Commission biblique pontificale rédigé en 1993 sous l’autorité du Cardinal Ratzinger, L’interprétation de la Bible dans l’Église[32], propose une synthèse exhaustive de toutes les méthodes disponibles pour l’exégèse ; s’il semble n’en rejeter aucune d’emblée, il en souligne les limites et insiste sur l’importance de la Tradition qui rappelle que les textes bibliques sont avant tout destinés à nourrir une foi avant d’être des objets d’histoire et de sciences. Et c’est bien l’Église en tant qu’institution qui est dépositaire de la Tradition. La vérité que prétend nous apporter la science ne doit pas occulter ce qui doit procurer du sens pour les croyants et si l’on s’en réfère à l’apôtre Paul, ce qui donne du sens, c’est la charité (1 Cor. 13, 1-8).

Les procès en obscurantisme intentés à l’Église sont-ils clos pour autant ? Ils semblent s’être déplacés sur le terrain sociétal et les invectives se concentrent désormais sur des sujets pour partie liés au progrès de la technologie comme le refus de l’avortement, de l’euthanasie, de l’aide médicale à la procréation, de la recherche sur l’embryon, du transhumanisme. Avatars d’une charité mal comprise ?

Retour sur Noémie : elle qui a connu de près les destructions de la première guerre mondiale, manifestation terrible et folle de la société moderne, industrielle et capitaliste, n’a pas vécu un âge d’or si tant est qu’il ait pu un jour en exister un. Morte en 1926, comment son éducation l’a-t-elle préparée à affronter les nombreux bouleversements qui ont jalonné les 77 années de son existence ? Je ne peux rien écrire de plus sur elle si ce n’est qu’elle fut probablement « pieusement décédée, munie des sacrements de l’Église et fort regrettée par les siens » …


[1] Société du Sacré-Cœur de Jésus – Wikipédia

[2] Ordre de la Visitation- Wikipédia

[3] Décret relatif à la suppression des congrégations séculières et des confréries

[4] https://inventaire.hautsdefrance.fr/dossier/ancien-couvent-de-visitandines-dit-de-la-visitation-devenu-grand-seminaire-puis-archives-departementales-et-direction-regionale-des-affaires-culturelles-drac/35d0c31b-13c8-445c-b755-982c0f77f5a9

[5] ROGERS Rebecca, Les Bourgeoises au pensionnat, l’éducation féminine au XIXe siècle, Presses universitaires de Rennes, 2007.

[6] Maison d’éducation de la Légion d’honneur – Wikipédia

[7] ROGERS, op. cité p. 36

[8] Travail d’élèves trouvé sur le site du Lycée français de Prague  :

« L´Église contre la scolarité féminine : Avant la IIIème République, ce sont les clercs qui assurent les enseignements ; les écoles sont des écoles congrégationnistes, c´est-à-dire qu´elles sont dirigées par l’Église, qui est strictement contre l´éducation des filles. Selon elle, la démocratie doit se méfier de « la fragilité des esprits féminins. (…)  Conclusion : Avant la IIIème république, les filles étaient exclues de la scolarité ».

[9] Loi Falloux : https://www.education.gouv.fr/loi-relative-l-enseignement-du-15-mars-1850-3800

[10] ROGERS, op. cité, chap. IV p. 145 et ss.

[11] MAYEUR Francine, Garçons et filles au XIXe siècle, une éducation différente in Enfance, tome 34, n° 1-2, 1981 pp. 43-52

[12] POTTIN Marc-Antoine, Dupanloup et l’éducation des filles in Genre & Éducation : Former, se former, être formée au féminin, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2009, pp. 353-365

[13] http://www.senat.fr/evenement/archives/D42/loi21880.html

[14] Propos du sénateur Radical Alexandre Bérard tenus en 1919 lors des débats sur l’octroi du droit de vote aux femmes : « Les mains des femmes sont-elles bien faites pour le pugilat de l’arène publique ? Plus que pour manier le bulletin de vote, les mains des femmes sont faites pour être baisées, baisées dévotement quand ce sont celles des mères, amoureusement quand ce sont celles des femmes et des fiancées (…). Séduire et être mère, c’est pour cela qu’est faite la femme » https://www2.assemblee-nationale.fr/decouvrir-l-assemblee/histoire/le-suffrage-universel/la-conquete-de-la-citoyennete-politique-des-femmes/contre-le-vote-des-femmes-florilege

[15] P. CLEMENCET Charles, L’art de vérifier les dates des faits historiques, 1750 (Gallica-BNF) 

[16] http://www.archeologiesenchantier.ens.fr/spip.php?article65

[17] LAMARCK Jean-Baptiste, Philosophie zoologique, 1809 (Gallica-BNF, pages 67 et 68)

« Sans doute, il faudrait être téméraire, ou plutôt tout-à-fait insensé, pour prétendre assigner des bornes à la puissance du premier Auteur de toutes choses ; mais, par cela seul, personne ne peut oser dire que cette puissance infinie n’a pu vouloir ce que la nature même nous montre qu’elle a voulu.

    Cela étant, si je découvre que la nature opère elle-même tous les prodiges qu’on vient de citer ; […] ne dois-je pas reconnaître dans ce pouvoir de la nature, c’est-à-dire, dans l’ordre des choses existantes, l’exécution de la volonté de son sublime Auteur, qui a pu vouloir qu’elle ait cette faculté ?

    Admirerai-je moins la grandeur de la puissance de cette première cause de tout, s’il lui a plu que les choses fussent ainsi ; que si, par autant d’actes de sa volonté, elle se fût occupée et s’occupât continuellement encore des détails de toutes les créations particulières, de toutes les variations, de tous les développements et perfectionnements, de toutes les destructions et de tous les renouvellements ; en un mot, de toutes les mutations qui s’exécutent généralement dans les choses qui existent ?

    Or, j’espère prouver que la nature possède les moyens et les facultés qui lui sont nécessaires pour produire elle-même ce que nous admirons en elle. »

[18] GOULD Stephen Jay, Le sourire du flamant rose, réflexions sur l’histoire naturelle, Points Seuil, 1988, pp. 36-38

[19] WACKENEIM Charles Science et foi : un exemple de concordisme au XIXe siècle in Revue des Sciences religieuses, tome 54, fascicule 2, 1980, pp. 153-163

STENGERS Jean L’Église et la science : problème d’autrefois et problème d’aujourd’hui in Revue belge de philologie et d’histoire, tome 82, fascicule 1-2, 2004 ; pp. 585-603

[20] Abbé MOIGNO François, Les splendeurs de la foi. Accord parfait de la révélation et de la science, de la foi et de la raison, 1879 (Google Books, 2ème édition de 1881)

[21] Conférence enregistrée à l’université catholique de Lyon : Dalmace Leroy et le problème de la réception de l’évolution au Vatican par Rafael MARTINEZ, doyen de la faculté de philosophie de la Sainte-Croix à Rome, docteur en philosophie, licencié en physique et en théologie.

[22] Ibid.

[23] P. LEROY M. Dalmace, L’évolution restreinte aux espèces organiques, 1891 (Google Books)

[24] LEROY, op. cité p. 5

[25] L’encyclique Providentissimus Deus sur le site du Vatican

[26] CHARPIN Dominique, Conférence au collège de France, février 2021

[27] LOISY Alfred, l’Évangile et l’Église, 1902(Gallica-BNF)

[28] PALAU Yves, « Le modernisme comme controverse. Un des registres de la querelle »   in Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle 2007/1, n°25 pp. 75 à 90.

[29] Encyclique Pascendi dominici gregis, sur les erreurs du modernisme

[30] Les crises du catholicisme en France de la Révolution française à nos jours, Album Fêtes & Saisons, le Cerf, 2010.

[31] Message de Jean-Paul II aux membres de l’académie pontificale des sciences, 1996

[32] Texte en allemand sur le site officiel du Vatican et traduction en français